Une si belle nuit
 par Olivier Manosquin
 
 

 

    La nuit était belle mais glaciale. Le froid mordait la peau comme si des centaines d'oiseaux vous picoraient le moindre centimètre carré d'épiderme. L'absence de clair de lune plongeait le paquebot dans de profondes ténèbres, et la mer était d'huile si bien qu'on ne distinguait pas précisément la limite entre les flots et le ciel.
    C'est pourquoi Tom Dennehy avait opté pour un verre de vieux whisky écossais dans le fumoir douillet des premières classes. Même s'il ne disposait que d'un billet de deuxième classe, son nom et sa réputation sulfureuse des deux côtés de l'Atlantique égalaient les meilleurs laisser-passer. Il aurait pu visiter tous les recoins du bateau, des cales jusqu'aux toilettes du capitaine sans être importuné ou questionné. Mais ce n'était pas dans les chiottes du capitaine que l'on servait le meilleur tord-boyaux de ce rafiot.
    On ne se bousculait pas dans le fumoir. Seuls quelques hommes décidaient de clôturer leur soirée en fumant un cigare ou en buvant un digestif. Ou plus fréquemment un cocktail des deux.
    Tom, enfoncé dans un luxueux et moelleux fauteuil de cuir odorant, reconnut plusieurs personnalités importantes.
    Le colonel John Astor prospectait les rayonnages de la bibliothèque du fumoir en quête d'un bon compagnon. Tout le monde connaissait son immense fortune estimée à trente millions de livres et surtout ses frasques conjugales. Divorcé à quarante-quatre ans, il venait juste de remarier une jeune femme d'à peine dix-huit ans. Le prêtre, qui les avait unis, avait été contraint de rendre sa soutane, et le scandale, amplifié par le puritanisme inhérent à la mentalité américaine, avait poussé le couple pécheur à partir en vacances forcées en Europe et en Egypte. Tom apprécia la bouille joviale mais sérieuse du colonel. De toute manière, il trouvait sympathique toute personne n'ayant cure de la religion.
Plus loin, sur sa droite, deux hommes discutaient en sirotant une coupe de champagne : Benjamin Guggenheim, le "roi du cuivre" et George Widener, le "roi des tramways". D'après les bribes de conversation qui lui parvenaient à travers les volutes bleutées de fumée, Tom comprit que le duo de monarques parlait littérature, sujet qu'ils affectionnaient particulièrement car amateurs éclairés de livres rares.
Mais le gratin du gratin, la cerise sur le gâteau, Bruce Ismay, le président de la White Star Line, était assis à quelques mètres de lui. Une rigide éducation victorienne ainsi qu'une haute stature lui procuraient un air austère, taciturne et guindé de fait que le sourire qu'il esquissait derrière sa moustache taillée avec soin ressemblait davantage à un rictus diabolique. Tom était persuadé qu'Ismay jubilait intérieurement. Un véritable volcan de fierté. En effet, le voyage inaugural de son dernier bébé, un transatlantique de quarante-six mille tonnes, s'apprêtait à entrer dans les annales de l'histoire maritime. Personne ne tarissait d'éloges envers le paquebot. "La merveille des merveilles" l'avait-on surnommé. Avec une telle débauche de luxe, de gigantisme et de technologie, l'Angleterre de Sa Majesté regagnerait sans conteste sa première place dans le trafic maritime en Atlantique Nord, place perdue au profit de l'Allemagne du Kaiser Guillaume II quelques années auparavant.
    Si tout le monde s'extasiait devant l'immense salle à manger de style jacobite, s'émerveillait du raffinement du décor et se délectait des mets fins proposés au restaurant, Tom, lui, haïssait le bateau depuis l'instant où il avait embarqué à Southampton par un après-midi pluvieux, il y a quatre jours. Il avait hâte d'arriver à New-York et de débuter la tournée triomphale de sa pièce de théâtre à travers tous les Etats-Unis : New-York, Philadelphie, Washington, La Nouvelle-Orléans, Chicago, San-Francisco. Dans toutes ces villes, les places étaient vendues depuis des mois.
    Il sourit béatement. Il porta le verre de whisky à ses lèvres et l'avala cul sec en fermant les yeux. Une douce chaleur inonda progressivement son corps au fur et à mesure que le liquide ambré glissait le long de son tube digestif. Putain, ce que la vie lui paraissait belle !
    — Vous êtes bien Monsieur Dennehy ?
    La voix nasillarde le tira brusquement, et désagréablement, de son nirvana. Tout en gardant paupières closes, il déclara de son ton le plus revêche.
    — Pas après onze heures du soir ! Tom savait pertinemment qu'il était onze heures et demie. Il y avait une pendule, en face de lui, juste à proximité de la cheminée au-dessus de laquelle trônait une vaste toile de Norman Wilkinson, L'Arrivée au Nouveau Monde.
    La voix mal venue redemanda.
    — Vous êtes bien Thomas Dennehy, le célèbre écrivain ?
    Tom tiqua. Ecrivain n'était pas la dénomination qu'il préférait. Dramaturge lui convenait davantage. Il n'écrivait pas des romans, mais des pièces de théâtre, s'évertuait-il à répéter à longueur de journées à des pseudo-intellectuels qui ne savaient pas faire la différence entre un livre de cuisine et un traité darwinien.
    Il ouvrit les yeux pour découvrir, à sa grande stupéfaction, une face goguenarde et rougeaude qu'une barbe blanche et clairsemée masquait par intermittence.
    — Je me présente...
    — Révérend Carter, coupa Tom.
    — Vous savez qui je suis ?, s'étonna faussement le religieux.
    — Voyons révérend, même les rats connaissent votre nom sur ce navire, ironisa Tom avec un sourire sardonique fendant son visage d'une oreille à l'autre.
    Bien sûr qu'il connaissait le révérend Carter. Tout le dimanche après-midi, qu'il fût sur le pont promenade, dans le Café Parisien ou dans la salle de gymnastique, il l'avait vu, en compagnie de sa fidèle et dévouée épouse, aborder un nombre impressionnant de passagers en vue de leur intimer (et le terme n'était pas trop fort) de se rendre le soir même, à neuf heures et demi, à l'office dominical qu’il avait eu l'autorisation de célébrer dans le Grand Salon. Tom avait pris un soin maniaque et calculé à l'éviter comme la peste dans l'unique fin de ne pas être contraint d'engager une polémique, ce que le vieux prêtre n'aurait pas manqué de faire. Et voilà, qu'au moment où il s'y attendait le moins, il se retrouvait au pied du mur.
    — Venant de vous, je prends la remarque comme un compliment, dit le révérend sans la moindre pointe d'exaspération dans la voix.
    Tom, sourire provocateur toujours affiché, fit mine de jeter un regard au-dessus de l'épaule de son interlocuteur, et demanda l'air innocent.
    — Votre charmante femme n'est pas venue avec vous ? Elle m'a l'air si gentille.
    — L'office de ce soir l'a fatigué et elle a préféré se retirer dans notre cabine. D'ailleurs, nous n'avons pas eu le plaisir de votre présence.
    Tom choisit de ne pas réagir à cette provocation délibérée bien qu'il démarrât généralement au quart de tour. Le révérend Carter continua.
    — Un franc succès, si je puis me permettre une telle expression. Nous étions une centaine environ, toute classe confondue. J'ai rarement obtenu une si profonde communion d'âmes. Seule la célébration du Christ Notre Sauveur réunit tous les hommes sans exception et abolit les ségrégations qu'induit la vie terrestre.
    Tom sentait la nausée escalader son estomac, à l'assaut de son cœur, mais surtout une fureur naître au plus profond de ses entrailles. Encore à l'état de fœtus, cette fureur s'avérerait bientôt incoercible si ce cureton s'acharnait à dégobiller sa propagande.
    — Monsieur Acton de Philadelphie, un homme tout à fait respectable et fervent pratiquant, a bien voulu mettre ses dons de pianiste au service de notre petite communauté d'un soir et a accompagné les chants.
    A l'instant où, atteignant le fumoir, la rumeur des psaumes et des premières notes de musique était venue agresser ses tympans, Tom avait senti les poils se hérisser sur sa nuque et un frisson lui avait parcouru l'échine. Il lui avait fallu un effort surhumain encouragé par trois whiskys bien tassés afin de supporter l'irritante mélopée.
    Le révérend Carter continuait imperturbable.
    — A l'issue de mon sermon, j'ai prié mes ouailles de se recueillir et de penser à tous ceux qui sont au péril de la mer, qu'ils soient pêcheurs de Bretagne, d'Irlande, de Cornouailles ou de Terre-Neuve. Ils exercent un métier pénible et dangereux. Puisse la Miséricorde de Dieu les protéger et les...
    — Qu'est-ce que vous voulez à la fin !, explosa Tom (ce qui provoqua un silence immédiat ainsi que des regards étonnés et parfois réprobateurs. Il poursuivit un iota plus bas.) Vous savez parfaitement qui je suis et surtout pourquoi je suis connu. A en juger votre condition, je suppose que vous êtes ici pour me cracher à la figure ce que vous pensez de moi. Et bien, j'en n'ai rien à foutre. Vous n'êtes pas le premier et probablement pas le dernier. Tenez, mercredi, le jour du départ, un pasteur, alcoolique soit dit en passant, m'a apostrophé et affublé de toute une panoplie de noms d'oiseaux, preuve qu'il fréquentait davantage le pub que son église. Alors, les insultes ne feront que me réconforter dans mon opinion.
    — Vous vous méprenez quant à mes intentions Monsieur Dennehy. Je suis simplement venu vous prier de vous rétracter publiquement. Ecrivez une nouvelle pièce à contre-courant de votre orientation idéologique actuelle qui est aveuglée par une haine envers le christianisme que je ne comprends point. Utilisez donc votre plume à bon escient.
    Tom ne fut pas surpris, du moins pas totalement. Parmi toutes les lettres anonymes le menaçant de mort ou lui promettant que les flammes de l'Enfer lui lécheraient les pieds. Certaines lui demandaient, quelquefois très poliment, de revenir sur ses propos. Ainsi une pétition rassemblant les signatures d'un collège d'ecclésiastiques avait même été déposée à la maison d'édition parisienne qui publiait ses écrits en France.
    Mais ils se trompaient tous, du plus fanatique des bigots à son éditeur qui cautionnait ses vues particulières mais ô combien justes pour lui. Et maintenant le révérend Carter. Tous croyaient, à des degrés divers, qu'il mentait et que, quelque part, il ne recherchait que la célébrité et l'argent. Erreur grave. Tom pensait sincèrement ce qu'il avait écrit et si quelqu'un s'était penché plus précisément sur son œuvre, il se serait aperçu qu'elle avait été minutieusement préparée, travaillée et réfléchie pour provoquer le maximum de réactions et d'impact. Néanmoins, il se moquait de l'avis général. Avec le succès, il faut bien le dire inespéré au début, l'aube d'une nouvelle ère se profilait à l'horizon. Encore un ou deux pamphlets de ce style lui assureraient l'aisance financière nécessaire pour concrétiser un rêve caressé depuis des lustres : fonder sa propre compagnie théâtrale.
    En attendant ce jour béni, et pour l’instant il fallait se débarrasser du religieux.
    — Je crois qu'il m'est impossible d'accéder à votre requête révérend Carter.
    Le révérend haussa un sourcil broussailleux et interrogateur. Alors Tom asséna.
    — A chacun sa vérité, n'est-ce pas ? La vôtre est simplement un mensonge.
    Le visage du révérend Carter vira au blanc cadavérique. Il balbutia.
    — Vous... vous vous rendez compte de vos paroles... vous insultez Notre Seigneur...
    — Arrêtez vos salades, interrompit sèchement Tom. Je ne peux pas insulter un simple concept, un mythe comme il y en a des milliers dans l'Histoire de l'Humanité. Mais là où le bât blesse, c'est qu'une poignée d'escrocs se sert d'une vulgaire croyance pour soumettre et diriger la masse. "La religion, c'est l'opium du peuple." disait Marx. Et bien qu'on me colle l'étiquette de marxiste ou de socialiste, je m'en balance bien que, personnellement, je me flatterais davantage d’une comparaison avec Rousseau ou avec Voltaire. Et vous (il pointa l'index sur le prêtre.), vous n'êtes que le jouet entre les mains de quelques puissants qui abrutissent des millions d'êtres humains depuis bientôt deux mille ans. Inconsciemment, vous les servez tel un militaire sans cervelle. Réveillez-vous révérend Carter ! Comment pouvez-vous adhérer à de telles imbécillités, comme vénérer la Vierge Marie, une femme qui est tombée enceinte sans aucun rapport sexuel. Quel défi à la biologie !
    — C'est justement là toute la puissance et la pureté de Dieu. Au pire, si vous n'y croyez pas, admettez au moins la force du symbole et le message d'Amour transmis aux hommes par son entremise.
    — Et les guerres de religion et leurs milliers de morts à cause d’une querelle théologique que la plupart ne comprenait même pas. C'est l'Amour peut-être. Est-ce toujours au nom de l'Amour que les inquisiteurs condamnèrent les Cathares au bûcher et que des centaines de femmes accusées de sorcellerie finirent immolées. De quel droit l'Eglise a-t-elle admis et même favorisé l'esclavage des populations noires d'Afrique ? La raison invoquée était de les évangéliser pour sauver leurs âmes. Vous rendez-vous compte derrière quel mensonge vos coreligionnaires se cachaient afin d'assouvir leurs soifs de richesses et de pouvoir. Car c'est dans cette unique finalité qu'ils ont versé le sang de millions d'innocents et provoqué les pleurs de millions de mères et d'épouses. Pendant des siècles, le christianisme a régné sur une grande partie du monde, le forçant à demeurer dans les ténèbres, dans l'ignorance et la peur, muselant les quelques esprits avisés qui avaient découvert que les piliers de cet immonde système tyrannique étaient aussi pourris que les poutres d'une vieille chapelle. Giordano Bruno l'a payé de sa vie et Galilée renia la vérité et se déshonora sous la menace de mort. Tout cela pour préserver les prérogatives d'une minorité de nantis. Votre religion, mon cher révérend, a entravé le progrès de l'Humanité pour du fric et du pouvoir ! Et elle se targue de désirer et de rechercher son bonheur ! Non, arrêtez votre char, vous me faîtes pitié.
    Il mit un point final à sa tirade en levant son verre en un toast silencieux et but une longue gorgée d'alcool.
    Le révérend articula alors dans un souffle à peine audible :
    — Puisse Dieu vous pardonner, Monsieur Dennehy, puisse Dieu vous pardonner.
    Tom s'apprêtait à répondre lorsqu'un cri retentit dans le fumoir.
    — Regardez !
    Un petit homme râblé, le seul d'un quatuor de bridgeurs qui ne mâchouillait pas un cigare à cinq dollars l'unité, tendait le bras, indiquant quelque chose par delà les fenêtres, dehors. Tom se retourna et aperçut du coin de l'œil une forme qui, presque immédiatement, disparut de son champ de vision. Bien que l'apparition fût fugace, il en saisit toute sa dimension énorme ainsi que son scintillement surnaturel comme si le paquebot avait croisé un miroir géant lui renvoyant ses mille feux.
    Mais il savait que, dans l'Atlantique Nord, cette phosphorescence spectrale ne pouvait appartenir qu'à un...
    Iceberg !
    Il se leva, donna son verre à un révérend Carter encore groggy par la conversation et courut à la porte devant les yeux de merlans frits de l'assistance huppée.
    Le froid, tel un boxeur, lui décocha un uppercut glacial en pleine figure lui coupant la respiration. La température avoisinait le zéro. Il ignora sa situation inconfortable et se précipita vers la rambarde de la plage arrière, distante d'une vingtaine de mètres. Il s'accouda, le regard rivé sur l'extraordinaire spectacle qui s'offrait à lui.
    A deux cents mètres environ, un iceberg se découpait dans la nuit noire. Le terme d'iceberg n'était pas adéquat. Montagne s'appropriait davantage pour décrire l'incommensurable morceau de glace dont il estima la hauteur à trente/trente-cinq mètres.
    Tom frissonna à l'idée que le paquebot avait failli heurter cette masse compacte et il la regarda s'évanouir peu à peu dans les limbes nocturnes. Il sentit alors le bateau ralentir, puis carrément stopper sa marche en même temps qu'il pivota lentement de quatre-vingt-dix degrés tel un monstrueux pachyderme. Au bout d'un laps de temps qu'il jugea interminable, le grondement guttural des machines reprit, se répercutant en une légère vibration sur toute la coque tandis que le bouillonnement de l'eau indiqua que les hélices tournaient de nouveau. Bref répit hélas, car moins d'une minute après, le géant des mers stoppa et fut enveloppé par la quiétude de la nuit pour la seconde fois.
    Inquiet, Tom rebroussa chemin et entreprit de se diriger vers l'avant du pont où se situait le poste de pilotage. Peut-être y glanerait-il quelques informations sur ce mystérieux incident auprès d'un officier ou d'un steward. Il passa devant le fumoir et perçut les rires gras des bridgeurs.
    Ses pas résonnaient sur les lattes en bois du pont-promenade, effet du soudain silence des machines. Sur ce gigantesque navire, immobile au milieu des flots, l'écho de sa foulée était un tantinet oppressant comme si on marchait sur les pavés d'une rue sordide de Whitechapel à Londres.
    Le poste de pilotage ne se trouvait plus qu'à cinquante mètres lorsqu’il remarqua la glace fragmentée en des milliers de petits morceaux qui jonchait le sol et dans laquelle les lumières, émanant des fenêtres du Grand Salon que le personnel achevait de nettoyer après le deuxième service, se reflétaient d'un éclat brillant. On aurait dit qu'un tapis de diamants était déroulé devant ses pieds. "Le bateau n'a pas croisé l'iceberg. Il l'a raclé", pensa-t-il.
    Il progressa avec prudence pour éviter de glisser, une main agrippée à la rambarde lustrée. La glace crissait sous les semelles en cuir de ses chaussures, comme s'il écrasait des cancrelats.
    Il parvint à l'entrée de la passerelle de commandement qui servait également de promenoir aux officiers. Ce dernier était séparé de celui des premières classes par une simple chaînette flanquée de la pancarte "Accès strictement réservé au personnel".
    Tom l'enjamba, dépassa sur la pointe des pieds le poste T.S.F. et approcha le local de navigation. Conscient de braver les interdits, il tendit l'oreille dans l'espoir de capter les propos tenus. Par chance, un hublot était ouvert.
    — L'indicateur d'assiette affiche une gîte de six degrés sur tribord, commandant.
    Une porte claqua. Des bruits de pas. Une voix rude.
    — Ah ! Monsieur Andrews. Quelle est la situation ?
    Une réponse empreinte de nervosité fusa.
    — Pas fameuse, commandant. L'iceberg a éventré la coque sous la ligne de flottaison sur environ un tiers de la longueur totale. L'eau a déjà envahi les deux premiers compartiments et la salle de tri postal est submergée.
    — Le premier officier Murdoch a procédé à la fermeture des cloisons étanches. Nous allons reprendre la marche, mais à une vitesse de dix nœuds. Tant pis, New-York et son triomphe attendront quelques jours de plus.
    — Je crois que vous ne me comprenez pas. Le navire est perdu, condamné.
    — Faîtes actionner les pompes de ballast. Elles peuvent évacuer jusqu'à quatre cents tonnes d'eau par heure.
    — Commandant, écoutez-moi, Nom de Dieu !, ordonna Andrews. Le bateau est découpé en seize compartiments. Il peut survivre à l'inondation de trois, voire quatre. Or la déchirure concerne les six situés à l'avant dont celui de la chaufferie numéro six. Les cloisons étanches ne dépassent pas le pont E, c'est-à-dire la moitié du paquebot. Avec l'invasion progressive de ces six compartiments, la proue va peu à peu s'enfoncer et l'eau va sauter par-dessus les cloisons, inondant toutes les autres parties. C'est irrémédiable.
    Un silence pesant s'instaura. De sa cache, Tom, sous le choc de la vérité, osa à peine inhaler un air devenu encore plus glacial.
    Au bout d'une éternité, Andrews déclara.
    — Le bateau en a pour une heure, une heure et demie au mieux.
    A nouveau le silence. Puis, dans un souffle, le commandant murmura des paroles qui figèrent Tom et cristallisèrent sa peur.
    — Il n'y a pas assez de chaloupes de sauvetage. Il n'y en avait pas besoin. Le Titanic est insubmersible, le Titanic ne peut pas sombrer.
    Les jambes cotonneuses, Tom se rua en direction du fumoir.
    Le paquebot allait couler et il était impuissant. Pour la première fois de sa vie, son destin ne dépendait plus de lui, mais de tierces mains. Et vue la réaction du commandant, ce destin était mal engagé.
    Il dérapa sur la glace et manqua de peu de s'étaler de tout son long. Son entrée précipitée et impromptue dans le fumoir focalisa tous les regards et l'attention. Devant une assistance hébétée, il ne sut dire d'autre que : "Le Titanic a heurté un iceberg. Il va couler !" Tout lui sembla ridicule : l'intonation, l'acoustique et les mots.
    Le bridgeur, qui, le premier, avait aperçu l'iceberg déclara.
    — Qui va couler ? L'iceberg ?
    Ce qui provoqua l'hilarité de ses partenaires dont l'un renchérit tout en tendant son verre.
    — Mon gars, aurais-tu l'amabilité de me donner un glaçon ?
    Nouvel éclat de rire.
    — Du moins ce qui est sûr, c'est que l'arrêt risque de se prolonger. Le capitaine est si maniaque qu'il va faire repeindre la plus petite éraflure sur la coque avant d'arriver à New-York.
    Tom, abasourdi, se tourna vers Widener et Guggenheim. Ceux-ci n'avaient même pas interrompu leur joute verbale. Astor, Ismay et le révérend Carter, quant à eux, n'étaient plus là.
    Il fixa la pendule. Minuit cinq. Si les calculs d'Andrews se révélaient exacts, le Titanic entamerait sa descente vers les abysses entre une heure et quart et deux heures moins le quart. Jamais les quelques deux mille passagers ne pourraient être tous sauver à temps. De toute manière, on ne disposait pas d'un nombre suffisant de chaloupes.
    Tom regarda une dernière fois les occupants du fumoir. Les bridgeurs avaient repris leur partie. "Allez au diable", grogna-t-il et il sortit en claquant violemment la porte dans la plus totale des indifférences.
    Il se précipita vers l'escalier. Il ne restait qu'une alternative : le pont des embarcations. Premier arrivé, premier sauvé.
    Alors qu'il débuta l'escalade des marches, il remarqua d'emblée que celles-ci paraissaient plus longues qu'à l'accoutumée et légèrement inclinées sur la droite et il dut se résoudre à agripper la rampe, tel un enfant apprenant à marcher, tant son équilibre était précaire. Putain, le Titanic était réellement en train de couler.
    Il découvrit un pont des embarcations désert. Les canots de sauvetage, recouverts d'épaisses et lourdes bâches, montaient la garde, alignés les uns à côté des autres comme une phalange d'hoplites grecs. Au milieu, hautes d'une vingtaine de mètres, se dressaient les quatre cheminées noires à manchettes rouges dont trois seulement crachaient une fumée opaque se confondant dès sa sortie avec les ténèbres. La quatrième n’était qu'un postiche, témoin d'une esthétique désormais condamnée à disparaître. Les chaudières, du moins une partie d'entre-elles, fonctionnaient encore, preuve que l'eau n'avait pas envahi la totalité des chaufferies.
    Tom arpenta nerveusement le pont, allant par tribord, venant par bâbord, détaillant chaque chaloupe et mesurant peu à peu l'ampleur du désastre qui se profilait dans l'heure à venir. Combien de personnes contenait chacune des embarcations ? Une soixantaine, maximum. En multipliant cette estimation aux seize canots qu'il comptabilisa, il sentit une boule obstruer sa gorge. Jamais tout le monde ne pourrait embarquer. Et puis qu'est-ce que branlait ce putain d'équipage ? Cela faisait au moins cinq minutes qu'il errait sur le pont et aucun uniforme galonné n'avait fait son apparition.
    Il fouilla la poche droite de son veston à la recherche de sa montre.
    Minuit et quart.
    D'un revers de main, il essuya la sueur perlant sur son front. Il transpirait abondamment en dépit de sa fine chemise et du froid.
    La peur ?
    Les premiers hommes d'équipage apparurent vers minuit vingt. Certains, hirsutes, l'uniforme mal ajusté, venaient d'être réveillés en catastrophe. D'autres, ceux qui étaient de quart depuis le début de la soirée, manifestaient une fatigue visible. Les uns bougonnaient des reproches envers le commandant, les autres plaisantaient à propos du remue-ménage qui s'annonçait. Mais nul ne montrait une ardeur communicative à débâcher et à préparer les chaloupes d'autant plus qu'aucun officier n'était présent sur le pont pour leur botter les fesses et leur faire accélérer la cadence.
    Le premier officier arriva avec le premier groupe de passagers et, en l'espace de dix minutes, la foule gonfla.
    Si Tom n’avait pas connu l'issue fatale de la soirée, la scène à laquelle il assistait aurait pris un tour pittoresque, voire même risible. Gentlemen en queue de pie et ladies parées de leurs plus belles toilettes ainsi que de précieux bijoux côtoyaient d'autres passagers vêtus d'un simple pyjama ou d'une chemise de nuit avec une couverture jetée sur les épaules en guise de protection contre la morsure du froid.
    En revanche, les réactions ne faisaient pas deux poids deux mesures. Une écrasante majorité pestait plus ou moins ouvertement contre le commandant et avait la nette impression d'obéir, tels des moutons de Panurge, à une lubie du "vieux capitaine Smith" comme Tom l'entendit se faire nommer. "Commandant ou capitaine, quelle différence", se dit-il, "Il ne règne plus que sur le souvenir du Titanic".
    Malgré la grogne latente, les passagers s'alignaient docilement devant les embarcations. Tom remarqua alors les gilets de sauvetage que pratiquement tous n'avaient pas enfilé, soit pour ne pas froisser leurs élégantes et coûteuses tenues, soit pour garder une liberté de mouvement ou plus fréquemment parce qu'ils n'en avaient pas envie. La White Star Line les prenait déjà pour des idiots, pas la peine d'en rajouter. Tom n'en avait pas et n'en réclamerait surtout pas un. Il se rappelait que trop bien cette journée de yachting avec son agent littéraire au large de Plymouth où, tombé à l'eau, une de ces foutues merdes avait failli lui coûter la vie.
    Il traversa le pont de long en large, guettant, et l'ambiance générale, et l'avancée, au pas d'escargot, des préparatifs des canots. Aucune panique perceptible. On commençait même à prendre la situation avec philosophie en plaisantant ou en riant.
    Près de la quatrième cheminée, il vit le colonel Astor éventrer un gilet à l'aide d’un couteau afin d'en révéler le contenu à sa jeune épouse curieuse.
    Et inquiète ?
    Tout à coup, un vacarme assourdissant recouvrit le brouhaha des conversations humaines. Une vapeur dense jaillit des trois vraies cheminées dans un sifflement strident et horripilant. Le son s'insinua dans le corps de Tom lui agressant les tympans et lui faisant grincer les dents.
    — Ils chassent la vapeur des chaudières dans le but d'éviter une explosion, expliqua ou plutôt beugla un homme à côté de lui.
    Plusieurs passagers se couvrirent les oreilles et quantité non négligeable abandonna le pont. Le fumoir, le Café Parisien, le jardin d'hiver et même la salle de gymnastique connurent un engouement exceptionnel pour cette heure tardive. On allait tout de même pas se laisser transformer en glaçon rien que pour le bon plaisir du capitaine, capitaine qui n'avait d’ailleurs toujours pas pointé le bout de son nez.
    Tom demeura sur le pont, endurant le bruit effroyable. Il s'appuya sur la rambarde et contempla, en contrebas, la plage arrière du paquebot, noire de monde.
    Les troisièmes classes.
    Devant ses yeux s'étalait un échantillon de la pauvreté en ce début de XXè siècle. Même si elle était bigarrée, Italiens, Irlandais, Polonais ou Slaves, la foule se composait d'expressions vides et de visages identiquement hagards.
    "C'est un miracle qu'ils soient arrivés jusqu'ici", pensa-t-il. En effet, le Titanic ressemblait au labyrinthe de Dédale, version flottante. Sans le secours des stewards, on se perdait, à moins d'avoir recours au fil d'Ariane.
    Mais à la différence des premières et des deuxièmes classes, ici sur le pont des embarcations au sommet du navire, les troisièmes classes ne laissaient transparaître aucune irritation d'avoir été réveillées. Ils ne badinaient pas, ne parlaient pas. Une armée de zombis ou de statues de cire. Chez eux, ce calme prenait l'apparence d'un abattement, d'une résignation.
    Aucun d'eux ne tentait de monter sur le pont. Ils attendaient avec patience un ordre, un signe des officiers. Pourtant, Tom lisait la peur et l'incompréhension dans leurs regards car ils se doutaient qu’une tragédie se jouait. Leurs dortoirs se situaient, en effet, dans les entrailles du Titanic, juste au-dessus des soutes. L'eau avait dû les atteindre rapidement. Tom imaginait aisément les rares stewards allant de dortoirs en dortoirs, aboyant des consignes que la plupart ne comprenait pas. Il les vit descendre de leur lit, l'esprit embrumé, et poser les pieds dans une eau froide dont une mince pellicule recouvrait déjà le sol.
    Presque tous étaient bardés d'une valise, d'un sac de toile ou d'un baluchon, ressemblant encore davantage à une cohorte de réfugiés qui fuyaient une guerre ou un génocide. Plusieurs pères se séparèrent de leurs manteaux afin de les donner à leurs enfants transis dont certains se réfugièrent dans les plis accueillants des jupes maternelles.
    — Quelle bande de romanichels !
    Une femme, âgée d'une vingtaine d'années, aussi fardée qu'une poupée de porcelaine, observait les troisièmes classes, méprisante, en compagnie de son chevalier servant à l'air tellement hautain que ses traits en étaient déformés. Tous deux se tenaient à un mètre de Tom sans lui prêter la moindre attention, trop occupés à se moquer de la misère pour cacher leur crainte qu'elle soit contagieuse.
    La pimbêche surmaquillée désigna un homme au teint mat et aux cheveux noirs jais, probablement un Italien.
    — Ellroy, voyez l'imposant ballot qu'il traîne. Peut-être contient-il toute sa maison et sa basse-cour ?
    — Ou le butin de ses rapines effectuées sur le bateau. Cette catégorie de populace ne fait preuve d'aucun scrupule à dérober le bien d'autrui. Ces gens ont une flopée d'enfants à nourrir.
    — Ils n'ont qu'à s'abstenir, que diable !, s'insurgea la femme.
    — Comment empêcher des lapins de forniquer, ma chère.
    Ellroy prononça cette phrase comme si ce fut une citation philosophique de Lao-Tseu ou de Bouddha. Sa partenaire feignit d'être offusquée une seconde, puis gloussa comme une pintade.
    Avant que cette débauche de bêtise ne lui donnât envie de les attraper pour les balancer en contrebas, Tom se dressa, lâcha la rambarde à l'acier tiédi par ses mains et s’éloigna.
    L'insupportable sifflement ainsi que la vapeur continuaient de s'échapper des cheminées. Tom s'approcha d'un canot où deux matelots achevaient de préparer le bossoir à basculement, appareil de levage destiné à la mise à l'eau de l'embarcation.
    Les files d'attente maigrissaient à vue d'œil. Le bruit infernal, le froid et l'épuisement entamaient la détermination des passagers qui quittaient le pont par petits groupes. Comment se faisait-il qu'ils n'aient pas remarqué que la proue du Titanic s'enfonçait car une franche inclinaison se percevait à présent.
    Tom aurait voulu leur dire la vérité sur la situation, sur ce qu'il avait entendu au poste de pilotage. Mais à quoi bon. Tout le monde lui aurait ricané au nez, y compris les hommes d'équipage. Lui-même se trouvait étonnamment calme pour quelqu'un qui savait sa survie très hypothétique. Une douce et paradoxale quiétude l'envahissait au fur et à mesure que l'heure fatidique approchait.
    Il s'accouda de nouveau à la rambarde et noya son regard dans les flots sombres, vingt-cinq mètres plus bas. Ces derniers bougeaient à peine et on pouvait y admirer clairement le reflet lumineux du Titanic. Il se demanda quelle devait être la profondeur de la mer à ce point précis de l'Océan Atlantique. Plusieurs milliers de mètres certainement. Qu'adviendrait-il des personnes perdues dans les tréfonds du paquebot à la recherche désespérée de la sortie ? Une mort plus atroce que celle de ceux projetés dans l'eau les guettait-elle ? L’unique différence résidait dans le fait que les premiers auraient, futile et dérisoire consolation, une sépulture tandis que les corps sans vie des seconds dériveraient ou disparaîtraient.
    Le capitaine Smith apparut enfin, un mégaphone collé contre la bouche, aboyant des ordres. Tom le compara au capitaine Achab dans Moby Dick tant sa barbe blanche et son port presque royal lui conféraient un air de sagesse et d'autorité naturelle. Le type même du vieux loup de mer, un des derniers spécimens de marins connaissant la mer et ses secrets. Du moins jusqu'à aujourd'hui.
    Tom consulta de nouveau sa montre.
    Minuit quarante et aucun des seize canots n'avait débordé. Dépité, il replongea sa vision dans le néant lorsque, malgré le vacarme, il entendit quelqu'un l'interpeller derrière lui.
    — Vous êtes bien Thomas Dennehy, le célèbre écrivain ?
    Il tombait mal ce gugus. Ce n'était pas le moment de venir lui chercher des poux. Il ne se retourna pas et agita le bras faisant signe de le laisser en paix.
    — Cassez-vous !
    La voix insista, mais cette fois-ci, elle se fit dure, métallique et inhumaine. Et surtout, Tom eut la sensation, non la certitude, que celle-ci provenait de l'intérieur de sa tête, se répercutant sur les parois de sa boîte crânienne.
    — Vous êtes bien Thomas Dennehy, le célèbre écrivain et le responsable du naufrage du Titanic.
    Tom fit volte-face.
    Un homme se dressait devant lui. De taille ordinaire, il arborait un smoking dont le prix équivalait à des années de rudes labeurs pour les miséreux qui grelottaient sur la plage arrière.
    Tom éprouva à son encontre un immédiat et vif sentiment de répulsion mais il ne put en déterminer la cause avec précision. Pas tant que l'inconnu fût laid. Ses traits réguliers et francs lui conféraient un air de banalité, et un nez aquilin surmontait une bouche aussi fine que celle d'un enfant de sept ans, si ce n’est qu'elle était encerclée par une barbichette parfaitement taillée. Non, le malaise qui prit Tom à la gorge provint de son teint et de ses yeux. Il réprima un frisson, les dents serrées.
    Blancs. Ils étaient blancs. Son teint et ses yeux étaient blancs. Aussi blancs que pouvaient être les neiges inviolées des sommets de l'Himalaya. Sa peau donnait une impression de phosphorescence quasi spectrale que son regard accentuait. Tom avait déjà vu des aveugles aux iris sans couleur, mais ceux de l'inconnu n'étaient qu'un cloaque immaculé. On distinguait avec peine la pupille ce qui rendait son regard aussi effrayant que s'il avait été énucléé.
    Le malaise de Tom ne cessait d'enfler comme une épidémie médiévale avançant inexorablement de cité en cité. Ce regard possédait le pouvoir de le mettre à nu, de percer l'écorce de la raison et de capturer les pensées les plus intimes.
    Le duel visuel s'éternisa deux minutes, trois, dix peut-être, Tom ne sut le dire. Aucun des duettistes ne prononça un seul mot ou n'esquissa le moindre geste, comme s'ils pouvaient, par cette maladresse, briser un charme ou une promesse.
    Finalement, l'homme prit la parole et le timbre de sa voix ressemblant à une mélopée lancinante couvrit magiquement le tohu-bohu de la foule et le sifflement des cheminées qui, par ailleurs, était en train de diminuer progressivement.
    — Alors Tom, c'est vraiment une belle nuit. Pas un pouce de vent, une mer d'huile. On se croirait sur un lac, n'est-ce pas ?
    — Puis-je savoir à qui ai-je l'honneur ?, questionna l’écrivain, habité d'un calme olympien qui le surprit.
    — Tu ne t'en doutes pas ? Je suis l'Ennemi, l'Adversaire. Celui dont le nom a été bafoué par ta plume inculte !
    En un éclair, Tom eut la certitude de se trouver face à un de ces espèces de dégénérés fanatiques qui lui pourrissaient l'existence depuis plusieurs mois, depuis le jour où il avait volontairement et sincèrement, en son âme et conscience, intitulé sa nouvelle pièce Le Concile des papes ou l'invention du Diable. A sa lecture, son éditeur s'était écrié "Génial !". Ce travail lui avait coûté trois années de sa vie, des nuits attablé à son bureau et finalement son mariage, et tout ce que son éditeur avait trouvé à dire, c'était "Génial !". Il n’avait rien répondu. Lorsqu'il palperait assez de fric pour éditer lui-même ses œuvres, il larguerait ce connard.
    Dès la première représentation à Londres, Le Concile des papes ou l'invention du Diable avait déchaîné les passions, tant hostiles que favorables. Si des applaudissements avaient gratifié les acteurs, plusieurs comédiens démissionnèrent suite à d'incessantes menaces et pressions, allant des lettres d'injures à l'agression corporelle en passant par le colis contenant une poupée vaudou. Tom avait éprouvé bien du mal à débusquer des remplaçants. Mais son succès lui conférait une sorte de légitimité, voire même une mission, dont cette tournée aux Etats-Unis en serait le couronnement.
    "Un dément avec des neurones gangrenés par la plus grave des maladies mentales, la religion, qui plus est bardé d'une tare physique dégradante, une forme d'albinisme", pensa-t-il, "Voilà que cet énergumène m'accuse d'être à l'origine du naufrage du Titanic. Au moins il y en a un qui en a conscience. Piètre consolation ! Mais de surcroît, il s'auto-proclame mon Ennemi, mon Adversaire. Rien que ça ! Si je le laisse continuer, il m'assènera la sempiternelle sentence du fou de Dieu, celle d'un Ravaillac ou d'un inquisiteur espagnol du XVè siècle, à savoir que Dieu lui a donné une mission et qu'il est la main du Seigneur sur Terre. Balivernes !"
    Tom respira, aspirant une ample goulée d'air. Il n'allait tout de même pas péter la gueule à ce débile sous prétexte qu'il ne pouvait pas blairer les extrémistes de tout poil, surtout dans un moment dramatique où la question de sa vie se posait. Il fallait faire preuve de plus de diplomatie.
    Avec une délicatesse exagérée, il posa une main sur l'épaule de l'opportun et il y pressa les muscles assez fermement pour que l'autre ressente une infime, mais réelle douleur. Il ne se serait pas permis ce geste si cet emmerdeur avait mesuré deux mètres. Mais il était de sa taille et, hormis son regard inquiétant, il paraissait aussi frêle que le roseau. L’écrivain approcha son visage de celui de son interlocuteur et dit.
    — Ecoute attentivement mon brave. Tes salades assaisonnées de vocabulaire divin ne me font ni chaud ni froid. Garde ta salive et tes sermons pour les pauvres pêcheurs qui voudront bien les entendre. Moi, j'en ai rien à foutre. Et puis, comme tu as l'air d'être un des rares passagers au courant de la situation présente, prie ton dieu pour le salut des âmes qui vont mourir dans les flots de l'Océan, ayant comme unique cercueil les entrailles métalliques de ce rafiot de merde. Ou alors, si tu as été désigné par Lui (Tom leva les yeux au ciel d'un air dégoûté) pour rendre la justice, ne pourrais-tu pas Lui demander de nous sauver, je ne sais pas moi, disons, en ouvrant la mer jusqu'à New-York par exemple. Paraît-il qu'il sait bien faire ce genre de chose, je ne sais plus où j'ai lu ça. Allez, va te mettre au travail et laisse-moi passer mes ultimes minutes tranquilles.
    Tom fixa l'homme le plus intensément possible, mais il ne lut rien sur son visage qui puisse lui indiquer la nature de l'impact de son ordre. Peur ? Exaspération ? Indifférence ? L'homme n'avait pas bronché, ni même hoché la tête. Ses yeux demeuraient vides de toute expression. Un sourire bizarre éclaira sa face et il souffla en un murmure, tel un conspirateur, les paroles suivantes.
    — Tu es à la fois proche et loin de la réalité, Tom. Proche car je suis ici, sur ce rafiot de merde comme tu dis, pour rendre la justice ou plutôt pour prouver certaines vérités. Mais loin, car ce n'est pas Dieu qui m'a mandaté. Admettons que je travaille pour mon propre compte.
    — Arrête de te payer ma tête ! (Tom commençait à croire qu'il aurait dû opter tout de suite pour une solution requérant la manière forte). C'est vraiment pas le moment et si tu...
    — Voyons, calme-toi. Nombreux sont ceux qui me prêtent toutes sortes de défauts, et pas des moindres, mais la plaisanterie graveleuse n'est pas mon apanage.
    — Mais qui es-tu ?
    — Je suis l'Ennemi, l'Adversaire. Celui dont tu...
    — Ton vrai nom, bordel de merde ! Joue pas au con !
    L'homme ne se montra nullement affecté par l'agressivité du dramaturge. Il dit simplement.
    — Le titre.
    — Quoi ? Quel titre ? Tu commences sérieusement à me casser les...
    — Le Concile des papes ou l'invention du Diable.
    — Oui, et alors ? Ecoutes, tu ...
    — Je ne suis pas une invention, et je vais te prouver à quel point je suis réel.
    — Attends. Tu es en train de me faire comprendre que j'ai affaire au... au...
    — Je pense que nous nous sommes bien compris.
    Tom appuya son dos contre la rambarde et demanda d'un ton joyeux.
    — Si je peux me permettre, tu as oublié ta fourche. Tu devrais retourner dans ta cabine la chercher avant que l'eau ne l'ait envahie. Maintenant, gros connard, dégage ou mon poing va s'écraser sur ta...
    Une détonation retentit. Tom tourna la tête juste à temps pour contempler une lueur éclatante éclabousser le ciel nocturne, le fleurissant d'une nuée d'étoiles éphémères qui retombèrent inexorablement dans les flots en une pluie scintillante.
Une fusée !
    Un officier positionné à l'avant du navire l’avait tirée.
    La foule amassée sur le pont des embarcations se tut. Une seconde, puis une troisième fusée illuminèrent les centaines de visages, rieurs une minute auparavant, ébahis à présent.
    Des lèvres articulèrent avec inquiétude le mot "fusées" mais elles furent, hélas, minoritaires comparées aux autres qui exhibèrent toutes sortes de dents en guise de sourire béat. "Le capitaine pousse la maniaquerie de l'exercice jusqu'à exiger le lancement de feux de détresse. Quel professionnalisme !", admirèrent les uns, "Oh, le beau feu d'artifice", applaudirent ironiquement les autres dont l'attente, exercice ou non, commençait à lasser et à énerver.
    Tom, quant à lui, hallucinait : "Les fusées devraient provoquer un sursaut. L'amalgame fusée = "A l'aide" est évident. Ils sont débiles ou quoi ? Et puis, à présent, l'inclinaison du Titanic vers l'avant perturbe sensiblement l'équilibre. Ne le voient-ils donc pas ? Ils ont de la merde dans les yeux, bordel !"
    Mais pour lui, la prise de conscience par les passagers de leur mort prochaine se révélait le cadet de ses soucis.
    Qu'en avait-il à branler de tous ces visages anonymes ?
    Rien.
    Des premières classes qui puaient le fric et qui méprisaient le monde entier ? Rien.
    Des secondes classes désirant, par cette traversée, se donner l'illusion de ressembler aux premières classes dont ils enviaient la situation comme un chien bavait devant l'étal garni d'un boucher ?
    Rien.
    Des miséreux de la troisième classe pour qui ce voyage rimait avec espoir ?
    Rien.
    Un trépas atroce guettait la plus grande partie des passagers. Qu'ils fussent riches ou pauvres, une fois projetés dans l'eau glaciale et couleur de ténèbres, ils lutteraient tous avec une ardeur similaire mais vaine. Leurs corps s'engourdiraient très vite et leurs poumons se rempliraient du liquide aqueux et salé. L'eau, source de vie, deviendrait alors instrument de mort.
Quelle tragédie, tant d'illustres personnalités disparues !
Et les troisièmes classes ?
Ah, il y avait des troisièmes classes ?
Oui.
Sur le Titanic ?
Oui.
Sur le plus grand et le plus luxueux transatlantique jamais mis à l'eau ?
Etonnant, non ?
Mais combien ?
Rien qu'une poignée, 1316 sur 2201 pour être exact. Sans intérêt pour la presse et la postérité.
De toute manière, ils fuyaient une vie misérable. Ils n'ont donc rien perdu. Dieu soit loué.
    Rien ! Oui, rien ! Tom n'en avait vraiment rien à branler de tous ces idiots. Car la seule chose qui l'intéressait au point de l'obnubiler était lui-même. Il fallait qu'il sauve sa vie, pas seulement parce que sa peur de mourir lui tordait le ventre mais aussi parce qu’il n'avait pas encore réaliser son rêve professionnel. Son existence ne pouvait donc s'achever dans une pareille fatalité.
    Au demeurant, tant mieux si ces abrutis ne se rendaient pas encore compte du naufrage. Leur snobisme leur interdisait de monter dans un canot même s'ils jouaient à l'exercice du capitaine. Ils ne désiraient à aucun prix froisser leur smoking ou leur robe faits sur commande chez un tailleur de Londres ou de Paris. Tom jugea qu'il disposait peut-être d'une chance négligeable, mais réelle, d'embarquer sur une des premières chaloupes. Avant la panique. Car irrémédiablement celle-ci se déclencherait lorsqu'il serait évidemment trop tard. Et il ne voulait pas annihiler l'infime et lâche opportunité de préserver sa vie de la catastrophe maritime imminente.
    Les quatre matelots, affectés à l'embarcation située près de lui, avaient fini les préparatifs et attendaient, en plaisantant ou en baillant, qu'un officier vienne inspecter leur travail. Ce dernier arriva, les traits tirés et la mine soucieuse. Les matelots se dressèrent, droits comme des i en un garde à vous maladroit. L'un d'eux déclama.
    — Canot numéro quinze paré, Monsieur Lightoller.
    — Inventaire terminé ?, interrogea celui-ci.
    — Bâche ôtée, avirons présents, caisses d'eau et de biscuits préparées, bidon d'huile pour la lanterne vérifié ainsi que plusieurs couvertures, Monsieur.
    — Bien, attendez mon retour ou celui d'un autre officier pour procéder à l'évacuation des femmes et des enfants.
    Les espoirs de Tom quant à sa possibilité d'embarquer sur une chaloupe s'évaporèrent avec les paroles de Lightoller.
    Les matelots acquiescèrent de concert et Lightoller s'éloigna dans la foule en direction de la passerelle de commandement.
    Une rage incoercible grandit soudainement en Tom, rage dirigée à la fois contre la malchance, ce destin de merde qui lui jouait un sale tour et aussi envers cet équipage et la compagnie qui l'employait. Le sang battait furieusement à ses tempes pendant que les pulsations de son coeur s'emballèrent comme un attelage incontrôlable de chevaux effrayés, et sa respiration exigea bientôt un surcroît d'effort.
    Il devait taper, cogner, soulager son trop plein de violence. Bien que l'envie de casser la gueule à un des matelots, ou même aux quatre, fût grisante, pour ne pas dire jouissive, il se contint mais ne se calma point. Non, il ne commettrait pas l'erreur d'exploser le nez d'un de ces idiots. Il ne sacrifierait pas ses ultimes chances d'extirper sa carcasse de ce cercueil de métal. Pourtant, il devait se défouler. Jamais il n'avait ressenti un tel emportement, si intense, si bouillonnant au point de dévorer sa raison comme la gangrène pourrissait un membre.
    L'albinos ! Il allait corriger ce névrosé, lui faire passer l'envie d'emmerder son prochain. Quelle soulageante thérapie ! Une raclée mémorable. Tout d'abord, un coup de pied dans les couilles, histoire de métamorphoser sa voix grave en gazouillement puéril, puis lui teinter le pourtour de ses yeux en un dégradé de bleu-violet. Et merde pour le spectacle qu'il offrirait aux regards interloqués des passagers et de l'équipage. Il était Thomas Dennehy, le célèbre dramaturge, auteur du Concile des papes ou l'invention du Diable, la personnalité la plus controversée en cette année 1912. Personne n'oserait s'interposer pendant qu'il rosserait cette petite fiente. Personne n'osait jamais contrarier les desseins de Thomas Dennehy.
    Tom se retourna, brandissant un poing menaçant, un sourire sardonique aux lèvres. Ce fut alors que le sifflement des cheminées se tut brusquement, accueilli par la rumeur approbative de la foule, et au même instant, Monsieur Lightoller revint annoncer aux matelots qu'ils se tiennent prêts : l'évacuation des passagers débutait.
    Mais Tom n'entendit ni l'arrêt du vacarme, ni la décision tardive. Son sourire se pétrifia et ses membres se tétanisèrent comme sous l'effet du curare. Sa mère lui faisait face, toujours aussi austère dans une de ses robes strictes noires ou dans des teintes sombres qu'elle portait toute l'année, non pas pour honorer son veuvage comme Tom avait longtemps cru, mais parce qu'elle les affectionnait tout simplement. Des deux mains, elle tenait, contre les pans de sa robe, sa fameuse Bible, l'Ancien Testament, dont le cuir de la reliure était craquelé et décoloré par l'action conjuguée du temps et de la sueur acide de ses doigts.
    Il ne se réjouit point de voir sa mère. Il demeura immobile.
    Car Elisabeth Dennehy ne figurait pas sur la liste des passagers. Elle ne devait pas se trouver à bord du Titanic pour la simple raison qu'elle reposait dans une modeste tombe du cimetierre de Crowborough dans le Sussex depuis bientôt dix-sept années.
    Le teint soudain terreux, Tom ne put prononcer un seul mot. Les jambes flageolantes, il recula et son dos buta contre la rambarde sur laquelle, il s'aplatit non sans un soulagement.
    Elisabeth Dennehy, ou celle qui usurpait son identité, le toisait d'un regard qu'il ne connaissait que trop bien et que tant de temps écoulé n'avait pas effacé de sa mémoire. Ce regard malveillant annonçant une crise imminente que le jeune Thomas redoutait tant que ses cauchemars, peuplés de monstres hideux tapis sous son lit ou de sorcières préparant une mixture verdâtre à base des chairs tendres d'enfants, lui paraissaient presque plus séduisants.
    Les sourcils froncés surmontant des yeux habités par une lueur de folie, les lèvres agitées par un tic nerveux, Elisabeth Dennehy parla, mais son fils n'avait pas besoin d'écouter. Il aurait pu réciter par coeur le flot de paroles qui s'abattit sur lui comme un rapace fondait sur un agneau apeuré. Et il se retrouva à nouveau dans la maison d'Upon Street à contempler ses pieds et ses larmes s'écrasant sur le carrelage tandis que sa mère le persécutait.
    — Thomas, comment oses-tu braver les préceptes de Notre Seigneur Jésus Christ. Il s'est sacrifié pour nous. Pour toi ! Et c'est comme ça que tu le remercie ? Le Diable t'inspire, mon fils. C'est cela, tu es le jouet de Satan ! (Généralement, sa mère agrippait ses frêles épaules et le secouait comme un prunier avant qu'ils ne tombassent tous deux à genoux sur le sol où elle reprenait sa litanie de plus belle). L'homme est corruptible, l'esprit est périssable, la chair est faible. Dieu, pardonne-nous, pardonne-nous et accorde-nous Ton pardon. Nous expions nos fautes, mais rien ne pourra effacer le Péché Originel, la Faute.
    Et ils restaient là, dans cette position inconfortable, à prier pour la magnanimité de Dieu pendant des heures, parfois jusqu'à une heure avancée de la nuit. Mais le calvaire commençait à peine pour le jeune Thomas. Sa mère, à l'instar d'un prêtre, distribuait les sanctions à exécuter afin d'obtenir le Pardon Divin. Et ce n'était pas un "Ave Maria" ou un "Notre Père". La punition, car il s'agissait bien de cela, comprenait, de coutume, un jeûne complet qui durait jusqu'à trois jours (combien de fois, à bout de forces, Tom s'était-il évanoui) et une "réflexion avec sa conscience afin de recouvrer la foi", telle était l'expression qu'employait sa mère pour décrire les heures qu'il passait enfermer à double tour dans l'exigu placard à balais.Il se souvenait de ces horribles moments à pleurer et à bafouiller des excuses, à répéter qu'il regrettait les mauvaises actions qu'il avait commises. Mais quelles mauvaises actions ? Il n'en savait rien. Et quand bien même, il ne comprenait pas en quoi il s'était écarté des enseignements prescrits par Dieu. Son petit cerveau de huit ans ne voyait rien de répréhensible à jouer aux pirates en compagnie des enfants de sa rue, à grimper aux arbres du jardin ou à vouloir aller se baigner dans la rivière. Mais Elisabeth Dennehy, quant à elle, y voyait l'action sournoise et sous-jacente du Malin qui tentait de corrompre l'âme de son fils, et elle prônait des remèdes extrêmes, sorte d'exorcisme quotidien. Outre la " punition ", elle coupait son enfant de tout contact avec un monde qu'elle prétendait sale et impur. Pas d'école, elle s'occupa elle-même de son éducation jusqu'à sa mort. Pas de camarades et de jeux. Pas de lectures impies. La moindre incartade signifiait plusieurs nuits dans le placard à balais, mais la peur n'empêcha jamais Tom, dès qu'il en avait l'occasion, de violer la loi et de s'évader des contraignantes séances de prières et de lecture de la Bible.
    — Tu as perdu la foi, Thomas. Tu as choisi la voie de la facilité, la mauvaise route. Et chez toi, l'expérience a démontré que seule une réflexion avec ta conscience te permettra de recouvrer cette foi qui te fait défaut.
    Cette expression, qu'il n'avait pas entendu depuis près de vingt ans, lui glaça le sang. Il frissonna et son corps se couvrit de chair de poule. Non, Maman, pas le placard. Je te demande pardon, je suis désolé.
    — Satan inspire tes gestes. Prie, Thomas, prie pour le salut de ton âme ou tu finiras en Enfer comme tous ces enfants et leurs parents hérétiques. Tu veux cela, Thomas ? C'est cela que tu veux ?!
    — Non Maman, balbutia Tom soudain de retour dans la maison d'Upon Street enveloppée par le climat humide du Sussex.
    — Tu veux brûler dans la fournaise du monde souterrain ?, cria sa mère.
    — Non, aide-moi Maman. J'ai peur.
    Il sanglotait, de grosses larmes roulait sur ses joues. Ses jambes le trahirent et il s'effondra sur le pont. Le visage enfoui dans ses mains, il se recroquevilla en position fœtale. Pas un instant, il ne songea à l'affligeant spectacle qu'il offrait aux passagers, l'innocent garçon qu'il était redevenu gémissait, agité de soubresauts incontrôlables.
    — Voilà donc la mauviette avec laquelle j'ai gaspillé onze années de ma vie. Un prétendu homme qui se préoccupait davantage de sa carrière d'écrivain minable que de sa femme et du bien-être de son foyer. Tu es un être répugnant Tom.
    Ce dernier renifla et leva des yeux encore bouffis de larmes.
    Non, ce n'était pas possible. On naviguait en plein délire cauchemardesque. Tom, funambule sur le fil de la raison, manqua de peu de perdre l'équilibre et de tomber dans les abîmes de la folie. Il essaya de se convaincre qu'il hallucinait, mais il ne se trouvait pas dans un désert torride ou en haute mer, et il n'était pas victime d'un mirage ou de l'apparition de voluptueuses sirènes.
    Son ex-femme, Emily, le foudroyait du regard, un air de dégoût peint sur ses traits.
    Encore sous le choc de la rencontre avec sa mère, il ne réalisa pas l'absurdité d'un tel face-à-face. Tout juste s'il n'accepta pas l'incongruité de la scène. Il se releva et demanda d'une voix blanche.
    — Emily, qu'est-ce que tu fais ici ? Et d'abord où est passée ma mère ?
    — Quoi ? Qu'est-ce que tu racontes ?
    — Ma mère, elle était là il y a un instant.
    Emily haussa les épaules de dépit.
    — Mon cher Tom, tu n'es pas seulement obnubilé par le christianisme, je constate que tu es à présent obsédé par ta mère. Ta santé mentale, déjà fragile, en a pris un sacré coup depuis notre divorce. Remarque, avec une mère comme la tienne, on se doute que tu vas finir dans un asile ou peut-être pendu. Il y a un antécédent, n'est-ce pas ?
    — Ta gueule, Emily. Tu n'as aucun droit de me juger. Tu ne vaux pas mieux que moi. N'oublie jamais que sans moi tu serais toujours en train de travailler comme une esclave dans cette usine de textile dans la banlieue de Londres et tu serais probablement mariée à un de ces péquenots d'ouvriers qui te battrait parce que c'est une tradition chez ces débiles. Oui, sûrement plus heureuse, entourée d'une ribambelle de morveux, avec, en prime, encore un dans le polichinelle. Je suis désolé de t'avoir privé d'une existence aussi exaltante, Emily.
    — Ton cynisme n'a d'égal que ta misanthropie.
    — Venant de toi, j'accepte le compliment, railla un Tom qui avait retrouvé sa causticité habituelle.
    — Tu n'avais besoin que d'une potiche à exhiber à ton bras lors des réceptions littéraires de deuxième catégorie. Avec moi, les autres invités daignaient te jeter un regard, parfois même te parler. Une belle et docile épouse, quelle idée rétrograde du mariage. Rien qu'en songeant au nombre incalculable de soirées navrantes au cours desquelles j'ai patiemment supporté les conversations pesantes de soit disant lettrés, j'en ai le cœur au bord des lèvres.
    — La conversation de Jonathan Price était-elle aussi pesante ? Enfin, cela n'a guère d'importance, ce n'était pas sa rhétorique que tu appréciais. Au fait, ce poète de merde te culbute toujours ?
    — Lui au moins, il a du talent. Il n'est pas obligé de tremper sa plume dans la fange pour être lu, et qui plus est par des incultes. Plus tard, lorsqu'on se souviendra de son talent et de son nom, on n'en rira pas ou on n'en vomira pas.
    Le courroux de Tom fut instantané et il se jeta sur Emily bien décidé à lui renfoncer chacun de ses mots blessants dans la gorge.
    Ce fut alors qu'Emily se décomposa. Quel autre terme aurait convenu pour décrire un visage qui se putréfia à une vitesse irréelle.
    Il stoppa son action et assista à l'horrible désagrégation de son ex-femme.
    Comme brusquement soumise à une chaleur de plusieurs centaines de degrés, la peau d'Emily rougit, brunit, puis se couvrit, en l'espace de quelques secondes, de milliers de minuscules cloques.
    Emily ne semblait pas souffrir. Elle regardait son mari calmement, l'air de victoire, issu de ses dernières paroles, toujours accroché sur son faciès parsemé de boursouflures grossissant à vu d'œil.
    "Emily !", cria Tom complètement désemparé. Il s'aperçut alors de l'indifférence des gens autour de lui. Personne ne lui prêtait attention. Quelqu'un était en train de... de... fondre à côté d'eux et ils ne tournaient même pas la tête !
    Plus loin, sur le pont, la première chaloupe était mise à l'eau. Elle contenait à peine plus d'une quinzaine de femmes et quelques membres d'équipage. De nombreux passagers continuaient de plaisanter tandis que d'autres, saisis par le froid, entreprenaient de redescendre se réchauffer dans les salons ou le fumoir.
    Mais que se passait-il donc ? Une femme était en train de mourir à leurs pieds et ils faisaient mine de l'ignorer. Tom les aurait tous tuer de ses propres mains si l'urgence de sauver Emily ne s'avérait pas essentielle. Mais que pouvait-il faire ?
    La figure d'Emily n'était plus qu'un masque de chairs sanguinolentes. La masse de ses cheveux blonds s'était volatilisée laissant apparaître son crâne.
    Le reste du corps s'avérait encore plus immonde comme atteint d'une foudroyante lèpre et ses vêtements s'étaient presque entièrement dissous sous l'effet de cette mystérieuse source de chaleur, révélant la majeure partie de son anatomie mutilée. Ses seins ressemblaient à deux monticules de viande avariée tandis que ses bras et ses jambes se trouvaient rongés par le mal. Emily n'avait plus d'humaines que les formes grossières. Cela conférait au miracle qu'elle demeurât encore debout.
    Puis le phénomène parut s'inverser. Les plaies suppurantes et les tumeurs nodulaires, composant l'amas putride qui avait été jadis Emily Dennehy, commencèrent à se résorber lentement si bien que son corps ne forma bientôt plus qu'un espèce de cocon de croûtes.
    La cicatrisation se poursuivit. Les croûtes se détachèrent les unes après les autres, révélant un épiderme neuf. Dans le même temps, des cheveux bruns poussèrent comme par enchantement.
    Ceux d'Emily étaient blonds ?
    La poitrine apparut, opulente, aux larges auréoles.
    Le buste d'Emily, quant à lui, était menu !
    Quelle chrysalide cachait donc ce cocon ? Tom retint son souffle. Les dernières croûtes, celles du visage, disparurent. Et il hoqueta de surprise.
    — Alors Tommy, on ne m'a pas reconnu. Pourtant tu m'as souvent vu en tenue d'Eve. Je suis presque vexée.
    — Anna ?
    — Tommy, me trouves-tu toujours désirable ? Allez, dis-le moi ?
    Elle s'approcha de Tom qui, le dos plaqué contre la rambarde, ne pouvait plus reculer. Il regarda une fois de plus autour de lui. Personne ne réagissait. D'abord une femme se décomposait, puis une autre se pavanait complètement dénudée sur le pont et aucun passager ne manifestait, ne serait-ce que de la surprise. Pas même un léger coup d'oeil. Comme s'ils étaient invisibles.
    — Tu bandes, Tom ?, demanda-t-elle d'un air si détaché qu'il aurait convenu à une nonne demandant une généreuse contribution pour l'orphelinat du coin. Ta queue te démange ?
    Malgré lui, Tom rougit et Anna sauta sur l'occasion.
    — Tu ne vas pas me dire que je t'ai choqué. Voyons Tom, je t'ignorais aussi prude. Surtout après toutes les facéties sexuelles que nous avons expérimentées.
    Un sourire coquin se dessina sur ses lèvres pulpeuses, lui conférant cette moue irrésistible (et cochonne) qui l'avait cloué sur place lors de leur première rencontre. "Mais qu'est-ce qu'elle fabrique avec ce gros porc de Stan ?", avait-il pensé. La réponse coulait pourtant de source : Stanley Cross pesait, outre cent trente kilos de saindoux, deux millions de dollars.
    Ils devinrent amants peu de temps après. Baiser la femme de son éditeur, Tom avait fait bien pire. Il n'était pas le premier à s'envoyer en l'air avec elle. Le jardinier, le facteur ou encore le livreur constituaient des mets de choix pour la boulimie sexuelle d'Anna. Elle aurait pu faire une excellente héroïne de roman érotique, digne de la Justine de Sade. Aussi, quand elle lui avoua qu'il était le premier écrivain de Stanley avec qui elle couchait, il ne la crut qu'à moitié. Et puis il s'en balançait. Ils passaient du bon temps ensemble, c'était ce qui comptait. Anna n'en désirait pas plus. Jamais elle n'aurait l'idée de quitter un mari lui payant des toilettes de plusieurs milliers de dollars.
    — Alors Tom, tu as envie de moi ? Regarde mon corps, il brûle d'impatience de succomber à tes caresses. Elle illustra ses propos en promenant ses mains sur sa peau blanche et parfaite, et du bout des doigts, elle effleura les pointes de ses seins qui durcirent immédiatement.
    — Mon corps te réclame. Mes mamelons sont turgescents. Viens ! Viens me baiser. Prends-moi comme une chienne. C'est ce que tu préfères non ? Que je sois soumise, à quatre pattes. A moins que tu veuilles une pipe ? Tu aimes ça aussi, n'est-ce pas ? Me contempler de haut tandis qu'à genoux je te suce telle une esclave docile.
    Elle fit un pas supplémentaire vers son amant.
    — Laisse-toi aller, baise-moi !
    Tom bégaya enfin la phrase qu'il aurait dû lancer aux deux précédentes apparitions.
    — Tu... tu n'es pas Anna. Mais qui donc es-tu, nom de Dieu ?
    — Je te l'ai déjà dit tout à l'heure, mais tu m'as ri au nez bêtement.
    L’écrivain ouvrit la bouche. Aucun son n'en sortit. La fausse Anna poursuivit.
    — Alors tu es disposé à me croire où dois-je prolonger la démonstration. Tiens, que dirais-tu de découvrir le visage de ton père. Il me semble que tu ne l'as jamais connu. Et maintenant, Mesdames et Messieurs, place au géniteur mystérieux de Thomas Dennehy, le célèbre dramaturge !
    — Non !, implora ce dernier, apeuré.
    — Non ?
    — Je vous crois.
    — Tu me crois ?
    — Oui, je vous crois.
    — Alors, prononce mon nom.
    Silence.
    — Prononce mon nom.
    — Sat...
    — Non, le vrai.
    — Belzé...
    — Arrête avec ces patronymes d'opérettes. Ça te plairait si je t'affublais de dénominations tout aussi ridicules les unes que les autres ? Alors, écoute-moi attentivement. Sois poli. Prononce mon nom ou tu vas faire connaissance avec ton lâche de père.
    Tom déglutit douloureusement. De grosses gouttes de sueur perlaient à son front. Celui qui le menaçait n'avait d'Anna que les formes généreuses.
    — L'Adversaire, l'Ennemi, hasarda-t-il.
    — Non !, beugla l'autre, ce qui eut pour effet de faire sursauter Tom.
    — Mais,... mais, ce sont ceux que vous avez utilisés lorsque vous vous êtes présentés.
    — Ce sont, comment dire, des espèces de noms de guerre, expression triviale, je te l'accorde, mais ô combien juste. Mais cela ne nous avance guère, j'attends toujours mon véritable nom.
    — Je... je l'ignore, souffla un Tom d'une pâleur cadavérique.
    — Je m'en doutais à vrai dire. Une question s'impose donc : comment as-tu osé écrire le torchon que constitue Le Concile des papes ou l'invention du Diable ? Comment t'es-tu permis de salir mon image alors que tu ne connais même pas mon nom ?
    — La pièce n'est pas dirigée contre vous, elle condamne le christianisme et son pouvoir dictatorial à travers les siècles. J'ai pensé que l'invention du Diable représentait la meilleure arme qu'ils avaient usitée afin d'assouvir...
    — Je ne suis pas une invention !, rugit la pseudo-Anna. Et encore moins une arme entre les mains d'obscurs religieux. A la limite, je préfère tous les pontifes de cette religion à des gens comme toi, car eux savent manipuler leurs semblables, au point même de tuer ceux qui menacent leur mensonge. Tout cela pour du pouvoir, ridicule certes, mais une parcelle de pouvoir.
    La créature changea une nouvelle fois de forme, mais avec une telle rapidité, de l'ordre d'un battement de cil, si bien que Tom se retrouva face à l'albinos qui l'avait interpellé quelques minutes plus tôt. Ses yeux, toujours aussi blancs, n'exprimaient aucune rage. Pire aucun sentiment.
    L'homme parla posément.
    — Ignare, si tu avais fait des recherches à mon sujet, consulté les plus anciens traités d'occultisme de la Chrétienté, la plupart écrit en grec ou en latin, tu saurais que nul humain ne peut entendre, lire ou prononcer mon nom sans que son âme se liquéfie et brûle instantanément comme un feu follet et rejoigne par la même occasion mon Royaume. Et c'est un honneur dont je ne te gratifierai point. En conséquence, appelle-moi Monsieur, Maître sous-tendrait que je veuille bien de toi comme esclave.
    Tom posa la question redoutée qui lui brûlait la gorge comme s'il eut un charbon ardent en guise de pomme d'Adam.
    — Vous allez me tuer, n'est-ce pas ? C'est dans ce but que vous êtes ici.
    Monsieur ne put se retenir de rire.
    — Te tuer ? Quelle étrange idée. Séduisante également. Néanmoins, j'y ai rapidement renoncée. (Tom s'affaissa de soulagement). Cependant, n'y vois aucune indulgence de ma part. J'ai des intentions bien plus amusantes ou cruelles, à toi de choisir l'adjectif qui te convient, pour moi ils sont synonymes.
    Le dramaturge sentit à nouveau le rythme de son cœur s'accélérer.
    — Quelles intentions ?, demanda-t-il d'une voix blanche.
    — Tu m'as traité d'invention de curetons. Tu as remis en cause mon existence. Sceptique ? Et bien moi, je te livre une preuve de la puissance des Ténèbres, une preuve de mon pouvoir sur les choses : le naufrage du Titanic.
    Tom crut qu'il allait s'évanouir. Tant bien que mal, il articula.
    — Vous ne pouvez pas.
    — Cracherais-tu sur mon cadeau ?
    — Votre cadeau ?
    — Exactement. Bien peu d'humains ont eu l'honneur de me rencontrer en chair et en os, si je puis dire. Généralement, je délègue ce type d'affaire à mes subalternes. De combien de guerres, de famines, d'épidémies ou même de naufrages puis-je me targuer d'être l'origine ? Des milliers. La race humaine est un fabuleux jouet. Je règne sur des milliards d'âmes, je dis bien des milliards d'âmes, aussi bien vivantes que mortes. Je suis le Monde, l'Univers. Le christianisme n'est qu'une parenthèse dans mon règne. Si des millions de trous du cul m'imaginent vêtu d'une longue cape, avec des cornes pointues et armé d'une fourche, grand bien leur en fasse. Mais leurs petites cervelles n'arriveraient même pas à concevoir le dixième de mon pouvoir. Tout cela m'appartient (il embrassa d'un geste théâtral toute la scène) et j'en dispose à mon gré.
    Tom, ne comprenant pas grand chose du délire et ne voulant pas y participer, essaya d'argumenter.
    — Vous avez déjà fait montre de ce pouvoir en vous métamorphosant successivement en trois personnes de mon entourage dont une morte depuis des années. N'est-ce pas suffisant ? Je promets d'écrire une nouvelle pièce entièrement à votre gloire. Faîtes marche arrière, je vous en conjure. Ne serait-ce pas une preuve éclatante de votre magnificence que d'éviter cette catastrophe et d’épargner la vie de centaines de personnes ?
    — Le rôle d'avocat des causes perdues ne te sied point. Visiblement, tu oublies qui tu implores. Dieu, Allah, Bouddha ou Iahvé pardonnent mais pas moi. Le plaisir que va me procurer la mort inutile de tous ces passagers représente ma nourriture. Chaque cris, chaque douleur, chaque bouffée de terreur renforceront mon essence. Et puis, tu te foutais pas mal du sort des passagers tout à l'heure.
    — Je pensais pas que c'était de ma faute, que le naufrage ne possédait aucun rapport avec mon oeuvre. Je ne croyais même pas en vous. Comment aurais-je pu savoir ? A présent, des centaines d'hommes vont mourir.
    — Très certainement, commenta Monsieur, cynique, pour enfoncer un clou déjà douloureux dans la conscience de sa victime.
    — Je suis l'unique responsable.
    — Qui a dit que les mots ne causaient aucun mal, à part la migraine parfois.
    L'écrivain regarda alors Monsieur droit dans les yeux malgré la répulsion qu'il éprouvait à plonger son regard dans celui maléfique de l'autre.
    — Tuez-moi ! L'affaire peut se régler entre vous et moi. Pas besoin de sacrifier le bateau et ses occupants.
    Monsieur applaudit.
    — Alors là, Tom, bravo ! Quel altruisme, quel goût du sacrifice. Hélas, j'ai le regret de t’informer, quitte à te décevoir, que ce rôle a déjà été endossé, il y a 1879 ans pour être précis quand le fils d'un pauvre charpentier donna sa vie, croyant sauver l'Humanité, rien que ça. C'est bouleversant de naïveté mais il va falloir que tu innoves.
    — Mais quel genre de monstre êtes-vous donc ?
    — Le pire, Tom, le pire.
    — Je ne vous laisserai pas faire, espèce de salaud, bouillonna Tom, l'écume aux lèvres et les larmes aux yeux.
    Monsieur parut enchanté par la réaction de son interlocuteur.
    — Enfin, tu reprends du poil de la bête. Je te préfère ainsi, incisif et impulsif. Tu en apprécieras d'autant mieux le spectacle.
    — Sale fils de pute !
    — Promettre de ne pas te tuer n'exclut aucunement de te casser un bras ou une jambe. Je pourrais te briser un os rien que par la pensée. Alors, ne me pousse pas à bout. Viens, suis-moi et goûte chaque instant de la pièce qui se joue devant nous. Nous sommes en première loge.
    Tom et son bourreau arpentèrent le pont des embarcations, observant les opérations dérisoires de sauvetage. C'était comme s'ils visitaient un musée, s'arrêtant devant chaque oeuvre d'art pour la détailler. Seulement Tom avait plutôt l'impression de déambuler dans un cimetière en sursis, tant une grande part de ces gens ne survivrait pas à cette nuit. Pour eux, le soleil ne se lèverait plus. Et peut-être pour lui non plus.
    Il consulta sa montre.
    Une heure dix. Déjà. Le temps lui échappait. Du sable entre les doigts.
    Le Titanic s'enfonçait inexorablement comme l'aurait fait une baleine blessée à mort luttant sans aucune chance de survie. A en juger par la gîte, indéniable maintenant, la proue se trouvait sans doute dans la mer, et l'eau submergeait, selon toute probabilité, plus de la moitié de la plage avant, la dévorant petit à petit.
    Quolibets et badineries fusaient encore tandis que salons, fumoirs et gymnase ne désemplissaient pas. Pourtant l'atmosphère, auparavant insouciante et joviale, devenait imperceptiblement leste. Quelques passagers commençaient à prendre conscience du désastre.
    Cinq ou six canots avaient débordé, Tom n'aurait su le dire. Les queues devant les restant étaient désormais plus fournies. Les officiers, enfin actifs, canalisaient tant bien que mal la foule et procédaient au tri : uniquement les femmes et les enfants embarquaient ainsi que quelques matelots aptes à manœuvrer les chaloupes. Néanmoins, cette règle connaissait des exceptions. Si l'officier, nommé Lightoller, se montrait intransigeant, un autre faisait preuve d'un laxisme certain, autorisant plusieurs hommes peureux à monter. Mais quel reproche adresser à ces derniers ? Sans doute aucun car ils n'usurpaient pas la place destinée à une femme ou à un enfant, nombreuses épouses refusant de se séparer de leurs maris, nombreuses dames étant effrayées à la perspective d'être ballottées sur une minuscule coque de noix.
    Avec ou sans homme, les canots appareillaient, au mieux à moitié vide, et personne n'émettait une protestation à l'encontre de cette aberration.
    Au cours des minutes qui suivirent, le nombre de passagers sur le pont des embarcations augmenta sensiblement, et Tom capta plusieurs remarques des nouveaux venus qui suffirent à accentuer son malaise. Beaucoup insistaient sur la montée inexorable de l'eau dans le bateau. Une jeune femme décrivit avec un accent américain marqué que, penchée par dessus la balustrade du majestueux escalier des premières classes, on voyait, cinq étages plus bas, un puissant tourbillon aqueux qui s'élevait de niveau en niveau, emportant tout sur son passage, mobiliers et éléments décoratifs. Mais ce qui l'ébranla le plus, raconta-t-elle, ce fut les lumières car, même une fois immergées, elles brillaient d’une teinte verdâtre et glauque.
    D'autres témoignages de cet acabit se propagèrent comme une maladie contagieuse, et, à la grande satisfaction de Monsieur, le doute se mua en anxiété. On croyait toujours dur comme fer à l'insubmersibilité du Titanic mais la gravité de l'incident était revue à la hausse de même que sa nature appelait à de multiples supputations. S'agissait-il réellement d'une panne de moteur ? Et si les rumeurs à propos de l'iceberg étaient fondées ? Peut-être que la glace a endommagé les hélices ou le gouvernail ? Ou la coque ?
    Monsieur, imperceptible aux yeux des passagers, se promenait entre eux tel un spectre hantant les vivants. Il précédait Tom dont l'allure trahissait l'épuisement physique et nerveux.
    — Mon cher, s'écria-t-il tout en pointant un doigt aux phalanges bien trop longues vers le pied de la seconde cheminée. Quelle charmante attention, un soupçon de gaieté ne nous fera pas de mal tant on se croirait dans une veillée mortuaire. "Tu l'as dit bouffi" pensa Tom en son for intérieur.
    Il avisa, à travers la forêt humaine, l'objet de la réjouissance de l'être démoniaque. L'orchestre, jusqu'ici demeuré dans le Café Parisien, s'installait près de la seconde cheminée et, sous les regards éberlués, entreprit d'interpréter des morceaux de ragtime. Pour lui, au contraire, cette musique dansante résonna de la plus sinistre des façons tel un chant du cygne ou une marche funèbre.
    Il fut persuadé que les musiciens avaient conscience de l'issue fatale de la nuit et qu'ils jouaient en réalité pour eux-mêmes dans le but de faire un pied-de-nez au destin, de trépasser en exerçant leur passion.
    Cette certitude noircit davantage son esprit et il s'approcha de la balustrade. Il remarqua alors que la poupe du paquebot était en passe d'émerger complètement à l'air libre, la partie de la coque d'un rouge vif située sous la ligne de flottaison étant visible. Les hélices ne tarderaient guère à apparaître.
    A l'opposée, la proue disparaissait dans les flots. L'enfoncement se déroulait sans heurt. On ne discernait aucun remous ou bouillonnement d'écumes.
    Autour du Titanic, la mer était d'huile. Elle digérait sa proie lentement, se délectant de chaque centimètre de métal qui pénétrait en elle.
    — Il est inutile de t'apitoyer sur ton sort, dit Monsieur derrière Tom. Ni sur celui des autres.
    — Vous n'y êtes pas. Je préfère m'abîmer dans la contemplation stérile de l'Océan que dans celle de votre mine immonde et profondément dénuée d'humanité.
    — Ah, revoici Thomas Dennehy, le chantre du cynisme et de la prose ironique !
    — Comment avez-vous provoqué cet ignoble désastre ?
    — Pardon ?
    Monsieur sembla surpris comme s’il ne s'attendait pas à une question aussi abrupte.
    Tom se retourna.
    — De quelle manière avez-vous procédé pour couler le bateau ?
    — Je n'ai rien fait. Ou si peu.
    — C'était vous ?, s'étonna soudain Tom, les mains sur ses hanches, exagérant à l'extrême sa surprise.
    — Qui donc ?
    — L'iceberg ! Vous vous êtes transformé en ce gigantesque glaçon et vous...
    — Ne te moque pas trop de moi. Je ne suis pas le révérend Carter.
    — Alors, daignez me répondre.
    — Je te l'ai dit. Je n'ai rien fait ou presque.
    — Explicitez-moi ce "presque" ?
    Monsieur réfléchit un moment, puis déclara.
    — Pourquoi pas. Cela peut s'avérer divertissant. (Tom regretta alors d'avoir insisté). Viens, suis-moi, je m'en vais éclairer ta lanterne.
    Tous d'eux se promenèrent sur le pont parmi les passagers et Monsieur expliqua la façon dont il avait suscité "l'accident". On aurait dit un vieux magicien révélant le secret de ses tours à un novice, à la différence près qu'il ne s'agissait pas de la recette du lapin dans le chapeau mais de celle de la condamnation à mort de plus d'un millier d'êtres humains. Malgré cela, il conférait d'un ton tout à fait professoral.
    — D'un simple claquement de doigt, j'aurais pu déchirer la coque aussi aisément que du papier ou même faire exploser les chaudières. Mieux encore, conduire le Titanic droit sur un autre navire. Mais quel intérêt ? Et surtout, quel plaisir ? Non, il me fallait quelque chose de plus jouissif. Je disposais déjà du scénario : couler cette boîte de conserve afin de t'inculquer le respect de ma personne. Il restait à trouver la mise en scène parfaite, à la fois cruelle, émotionnelle et éternelle. Pour mener à bien cela, j'avais des acteurs rêvés : les hommes. Ma tragi-comédie s'annonçait sous les meilleurs auspices, d'autant plus qu'il y avait un élément pimentant le tout : j'ignorais ce qu'il adviendrait...
    — Vous insinuez que vos intentions n'étaient pas préméditées.
    — Celle de couler le Titanic oui, mais la manière de le faire, non.
    Tom n'en croyait pas un mot. Le Diable ou quel que fût son nom se pointait pour faire montre de sa puissance phénoménale et voilà qu'il déclarait maintenant ne pas avoir fomenté à l'avance la collision, ne pas avoir créé cet iceberg. Tom demanda.
    — Mais pourquoi ?
    — L'ennui, Tom. Pour éviter l'ennui, mon pire ennemi. C'est comme écraser une mouche, on prend beaucoup plus de plaisir à la tuer lentement, à lui arracher chaque aile avec minutie, puis chaque patte avec délectation ; observer sa souffrance, sa lutte désespérée et enfin sa mort.
    — C'est de la torture !
    — C'est un jeu, contra Monsieur. (Tom avala sa salive qui avait un goût nettement bileux). Rien qu'un jeu. Je suis un peu comme Dom Juan si tu veux. Tout ce qui précède l'acte s'avère plus intense à vivre que l'acte lui-même. Une fois le but atteint, ma passion s'altère, s'effrite comme un vieux parchemin. Bien sûr, j'apprécie de voir la souffrance tordre un corps, la mort saisir une âme, mais la préparation minutieuse, la gradation inexorable vers ce résultat est un effet autrement plus grisant.
    — Quelle honte de se comparer à Don Juan. Lui, c'est l'amour qui le motivait, vous c'est la haine que vous prônez.
    — Il n'y a aucune différence, mon cher ami, l'une et l'autre ne peuvent que causer la destruction. A mon humble avis, la haine est un sentiment plus pur car elle interdit toute dissimulation et hypocrisie.
    — Mettez une sourdine à votre philosophie de bazar, vous n'arriverez pas à me faire gober que vous vous êtes laissés guider par l'aléatoire dans la seule finalité de tromper l'ennui.
    Monsieur secoua doucement la tête.
    — Je savais très bien que le Titanic avait d'infimes chances de sombrer lors de sa traversée inaugurale. Je me devais donc d'intervenir tout en m'amusant avec les pions ridicules que sont les hommes. J'ai influé le moins possible sur la marche du destin en influençant que certaines personnes. Et je m'en suis pas mal tiré du tout, non ? Mais surtout, je ne me suis pas ennuyé un instant !
    — Qu'est que vous entendez par "influencer certaines personnes" ?
    Monsieur s'apprêtait à se lancer dans une explication dithyrambique, mais il suspendit son envolée.
    — Je pense qu'un exemple te sera plus profitable et compréhensible. Tu vois cet homme là-bas. L'obèse à la moustache rousse et au haut-de-forme tapageur.
    Il se dirigea vers l'homme et se planta devant son nez, le détaillant avec une malice que Tom compara au regard du félin jaugeant sa future proie, les babines déjà retroussées. Puis il lui tourna autour à plusieurs reprises, rituel encore plus navrant et exécrable que le gentilhomme bedonnant ne le voyait évidemment pas. Ce dernier assistait, silencieux, aux opérations de sauvetage, à quelques mètres de lui, presque obnubilé par les gestes des matelots comme l'aurait été un naja par les mouvements réguliers et la musique lancinante d'une flûte.
    Monsieur se plaça finalement dans son dos et lui chuchota quelques phrases imperceptibles à l'oreille dont la teneur engendra une terreur foudroyante chez l'obèse. Il sortit de sa torpeur et, le visage peint de peur, d'inquiétude et de colère, il se précipita vers le canot perdant dans une course maladroite et saccadée son galurin aristocratique. Il bouscula deux femmes, manqua de peu de piétiner une fillette qui tenait docilement la main de l'une d'elles pour venir agripper la chaloupe.
    Tandis que deux matelots s'occupaient de la gent féminine si peu respectée, un officier tenta de maîtriser le goujat en le ceinturant par la bedaine. Celui-ci se débattit avec une vivacité si surprenante que l'officier résolut de lâcher prise, conscient qu'il ne parviendrait pas à déplacer d'un iota le quintal du dément.
    Le pont était couvert d'un charivari se rapprochant de celui d'un poulailler. L'obèse vociférait un charabia rendu incompréhensible par ses halètements de bovin. Les deux femmes, très vite remises du choc, crachaient de vives remontrances autant destinées à leur agresseur qu'aux matelots qui baragouinaient des excuses, le tout, pendant que la fillette pleurnichait toujours pendue à sa vipère de mère.
    Monsieur exultait tel un enfant lors d'un numéro de clowns. Son rire, piquetant de chair de poule la peau de Tom, repartait de plus belle à chaque tentative avortée du forcené afin de grimper dans le canot. Tous surhumains fussent-ils, ses efforts restaient vains et pitoyables : ses petits doigts boudinés cramponnés sur le rebord de l'embarcation et ses bras adipeux, dénués de muscles, incapables de tracter sa masse dantesque. Mais était-il responsable de ses actes ? Quel maléfice Monsieur lui avait-il jeté ?
    Un coup de feu retentit. Puis un second. La scène et ses acteurs se figèrent et en premier lieu le gros qui s'affala lourdement sur le sol, son visage poupon luisant de transpiration et rouge comme une pivoine. Les deux dames cessèrent leurs piaillements, de même que la fillette.
    Tout le monde braqua des yeux effarés vers l'officier. Celui-ci pointait un pistolet sur l'homme, et son ordre cingla.
    — Debout lâche, vous mériteriez que je vous abatte sans autre forme de procès (Voyant que l'accusé n'arrivait pas à se relever, il fit signe aux deux hommes d'équipage de l'aider). Maintenant disparaissez ! Et que Dieu pardonne cette conduite indigne d'un gentleman.
    Regrettant sûrement que sa moustache fût trop fine pour qu'il pût se cacher derrière, l'obèse détala et s'évanouit dans une foule médusée, moins par la folie soudaine du passager que par la découverte que les officiers étaient armés.
    "Les officiers ont donc des armes", pensa Tom, "Au moins pourraient-ils se suicider à la fin."
    Monsieur riait encore lorsque l'évacuation reprit son cours avec une discipline spartiate. Pendant que l'officier narrait l'incident aux autres officiers et au capitaine accourus, il déclara.
    — Alors, cette démonstration répond-elle à tes interrogations ?
    — C'est de la possession n'est-ce pas ? Vous vous êtes emparés de son esprit ?
    — Possession, possession, tout de suite les grands mots. On voit le dramaturge. Est-ce que tu as constaté le moindre signe d'une possession démoniaque classique ? Ses yeux étaient-ils révulsés ? Avait-il de la bave aux lèvres ? S'exprimait-il en latin ?
    — Que lui avez-vous susurré ?
    — Une anodine suggestion, à savoir qu'il devait impérativement embarquer par tous les moyens s'il voulait sauver sa misérable vie. Rien de plus.
    — Et il vous a entendu ?, questionna Tom incrédule.
    — Bien sûr, mais disons qu'il a interprété mon conseil comme une soudaine idée de sa part. Nulle possession là-dedans.
    — Dans un sens oui, s'indigna l’écrivain, vous avez contraint sa volonté à commettre un geste auquel il n'aurait jamais songé sans vous.
    — Faux, claironna Monsieur. Il y pensait et je savais à quel point il était obsédé par le désir de sauver sa peau, à quel point il suait à la pensée d'y rester. Son envie de se ruer sur une embarcation n'était bridée que par sa peur et sa couardise. J'ai fait sauter ces barrières psychologiques. Simple pouvoir d'autosuggestion.
    — Monstrueux. Et je suppose que vous avez fait montre d'un talent similaire sur certains hommes d'équipage. Le capitaine ?
    — Oh non, pas lui, c'était inutile.
    — Mais, en tant que personnage commandant le Titanic...
    — Tu te fourvoies Tom. L'homme-clef, c'était Ismay, le président de la compagnie. Le bateau lui appartient et représente l'apogée de sa carrière. Mais, en réalité, Ismay s'en branle. Tout ce qui lui importe se résume par le tryptique "Prestige, honneur, postérité". Cela, je l'ai senti dès que j'ai posé mon regard sur lui ; il puait la prétention. Rien de plus facile que d'influer ses décisions. Il voulait briller, qu'on se souvienne de son nom comme celui du plus grand armateur du Monde, et dans ce but, il était prêt à prouver que son nouveau paquebot était non seulement le plus luxueux mais également très rapide ; en un mot : le transaltlantique idéal.
    La vérité apparut à Tom dans toute sa limpidité, aussi lisible que la gravure récente d'un nom sur une pierre tombale.
    — Vous lui avez suggéré d'augmenter la vitesse de croisière à son maximum. Le capitaine n'avait pas la carrure pour oser résister à son patron, aussi insensé soit l'ordre. Vous avez précipité le Titanic sur un champ de packice en connaissance de cause.
    Monsieur, imperturbable, continua sa conférence du parfait petit naufrageur.
    — Dans le courant de la journée, les deux radio-télégraphistes du navire, Phillips et Bride, ont reçu cinq messages d'avertissements émanant de cinq bâtiments différents, les prévenant de la présence de glace dans la zone où le Titanic naviguait. Dans la soirée, vers dix heures moins vingt, le dernier des cinq, envoyé par le Mesaba, signalait des icebergs directement sur la route du Titanic. Hélas, la passerelle de commandement n'eut jamais vent de ce télégramme. Phillips était débordé de communications personnelles à transmettre aux Etats-Unis par l'intermédiaire de la station du Cap Race et il a malencontreusement oublié l'insignifiant morceau de papier sous une pile de paperasse. Le destin de cette boîte de conserve se trouvait ainsi scellé.
    Tom ressentit le terme de destin dans la bouche de son interlocuteur tellement grotesque qu'il faillit en rire. Il se permettait d'introduire le destin là où il n'y avait que sa signature malveillante. Pauvre Phillips, il n'avait même pas eu conscience d'être manipulé mentalement.
    — Quant au reste, on peut dire que le Titanic s'est suicidé. Sais-tu qu'il y a un laps de temps conséquent entre l'impulsion donnée à la barre et sa répercussion sur le gouvernail ? De plus, l'inertie du navire étant importante, il s'écoule d'interminables secondes avant que l'étrave dévie. Alors, je ne crois pas qu'une vitesse plus réduite aurait pu éviter la collision. Je ne te parlerai pas de la conception désastreuse du paquebot. Le coup de génie d'Andrews de le diviser en compartiments étanches fut idiot car les portes ne montaient pas jusqu'aux ponts supérieurs.
    Le visage de Monsieur, remarqua Tom, était déformé par la rage et il avait haussé la voix.
    — Le prétendre ensuite insubmersible, c'est pire qu'un blasphème. Vos géants des mers insultent la Nature et le Titanic représente l'ultime injure qu'Elle n'a pas supportée. La race humaine a oublié l'humilité dont elle doit témoigner envers l'Univers. Mais l'homo sapiens, à peine debout et sorti de sa caverne, s'est cru le Maître du Monde. Il ne jure plus que par la science, le progrès et les techniques. Il s'efforce de tout expliquer, tout quantifier, tout disséquer, tout coucher sur du papier par des formules mathématiques. Je suppose que mon cas incomberait à la psychiatrie, tu ne crois pas ? Du moins, c'est ce que pensent sûrement les passagers qui te voient bavarder tout seul depuis une heure.
    Alors que Tom redoutait l'explosion de l'ire démoniaque, Monsieur se calma, un sourire satisfait métamorphosant son humeur.
    — Tout compte fait, je devrais peut-être te remercier. Grâce à toi, les hommes vont recevoir la plus belle gifle de leur histoire. L'issue d'une guerre, même sanglante, me laisse un goût amer car il y a toujours un vainqueur. Mais, aujourd'hui, en ce 15 avril 1912, il n'y aura que des vaincus, que des larmes, que des morts. Un grand merci au Concile des Papes ou l'invention du Diable !
    La cloison dans l'esprit de Tom, séparant folie et raison, se fissura un peu plus. Il vacilla : pour la première fois, l'inclinaison du Titanic perturbait son équilibre au point qu'il dut se retenir, tout comme plusieurs passagers autour de lui, à la rambarde. Paradoxalement, l'orchestre semblait s'accommoder de la gîte et jouait à bâtons rompus.
    La démarche similaire à celle d'un ivrogne, il tituba jusqu'au bossoir à basculement le plus proche afin d'assurer une prise. Monsieur, quant à lui, n'était nullement gêné outre mesure par la situation. Tom eut l'impression qu'il penchait avec le bateau comme si ses pieds étaient collés sur le pont.
    Le dernier canot s'apprêtait à déborder, du côté bâbord. Etant donné que le Titanic se couchait sur le flanc tribord, en plus de s'enfoncer de l'avant, l'embarcation racla la coque métallique du paquebot manquant de peu de chavirer. Tant bien que mal, il atteignit les flots et s'écarta rapidement avec à son bord seulement une quarantaine de personnes parmi lesquelles la jeune Madame Astor en pleurs ainsi que l'épouse du révérend Carter les mains jointes en une prière dérisoire.
    Un bruit continu de porcelaine brisée et de mobilier fracassé montait des entrailles du transatlantique. Tout ce qui n'était pas solidement fixé était irrésistiblement attiré vers l'avant. Et bientôt les hommes suivraient le chemin des chaises, des fauteuils, des tables ou des lits lorsque la gîte serait quasi-verticale.
    — L'agonie du Titanic a débuté, déclama Monsieur dans le dos de Tom. Il a encore une dizaine de minutes à vivre, tout au plus. Dommage que l'exaltant dure aussi peu qu'un orgasme. Grave ces instants dans ta mémoire, faible humain, photographie chaque visage apeuré, chaque corps luttant contre la mort. Et tout cela à cause de toi.
    — Va te faire foutre.
    Tom remonta le pont qui formait une pente de trente degrés. Il perçut la clameur provenant de la plage arrière bien avant de contempler celle-ci. En contrebas, la panique, tant appréhendée par les officiers, avait éclaté : des centaines de troisièmes classes, qui avaient attendus patiemment persuadés qu'on viendrait les chercher, évaluaient à présent, au fur et à mesure que leur ultime chance s'éloignait à grands coups de rames, la trahison infâme dont ils avaient été victimes. De lourdes portes en acier barraient l'accès au pont des embarcations et étaient verrouillées par des stewards s'imaginant que l'une de leurs attributions consistait à protéger la prééminence des classes aisées dans la fuite. La masse des délaissés s'y pressait en vain.
    Une dizaine d'hommes, parmi les plus agiles et courageux, essayaient d'escalader les grues servant au chargement et déchargement des bagages afin d'accéder au Saint-Graal qu'était pour eux le pont des embarcations à présent désespérément vide de chaloupes.
    Le premier d'entre-eux ne se situait qu'à quelques mètres de la rambarde d'où Tom l'observait. L'effort creusait de profondes rides sur son visage buriné et ses mains calleuses, telles des serres de rapace, enserraient la structure froide de la grue. Il était si près du but.
    Tom se pencha et tendit de bras.
    — Attrape ma main, mon gars.
    L'homme, à quatre pattes sur le bras de la grue, avança encore d'un mètre avec une prudence mesurée. Il releva la tête et s'adressa à Tom dans une langue que le dramaturge ne put identifier. Du hongrois, du tchèque, du serbo-croate ? Toutefois, le ton en était clair : il suppliait.
    Le dramaturge étira son bras jusqu'à s'en faire mal et ses doigts effleurèrent les terminaisons crasseuses du malheureux.
    — Encore un petit effort, encouragea-t-il.
    Le Titanic s'enfonça subitement un peu plus dans l'océan noirâtre. La plage avant fut noyée en même temps que l'arrière se soulevant laissa apparaître les trois énormes hélices et le gouvernail.
    L'étranger perdit l'équilibre et Tom assista, impuissant, à sa chute de vingt mètres. Celle-ci s'éternisa : son corps aussi désarticulé qu'une poupée de chiffon, rebondit sur la coque lisse avant d'être englouti sans bruit par la mer. Les autres passagers, juchés sur les grues, connurent également cette fin tragique.
    La poupe se dressait maintenant à quarante-cinq degrés. Agrippé à la balustrade, Tom lâcha prise et glissa sur le teck du pont des embarcations transformé en un immense toboggan. Sa glissade s'acheva brutalement contre la quatrième cheminée.
    L'épaule endolorie par le choc, il s'adossa à la cheminée.
    Où qu'il posât son regard, il voyait l'horreur. Des kyrielles d'hommes et de femmes s'accrochaient aux rambardes, aux bastingages et aux bossoirs à basculement. Il ne reconnut personne. Qu'était-il advenu de Widener, de Guggenheim ou du révérend Carter ?
    — Où es-tu espèce de connard !, cria-t-il à l'intention de Monsieur. Montre-toi sale fils de pute !
    Il savait l'inutilité de telles exhortations. Ces dernières étaient d'ailleurs couvertes par le grondement apocalyptique des machines et des chaudières qui, dans les tréfonds du Titanic, étaient arrachées de leurs socles et, fracassant les cloisons, allaient crever l'épaisse coque déjà entaillée par l'iceberg.
    Plusieurs personnes passèrent devant lui, glissant vers les ténèbres glacées de l'Océan Atlantique. Les regards qu'il croisa n'exprimaient aucune peur, juste un mélange d'interrogation, d'incompréhension et de surprise comme s'ils ne comprenaient toujours pas ce qu'il se passait.
    Tom se demanda s'il ne devait pas les suivre, la cheminée n'offrant qu'un abri temporaire. Mais il avait peur de mourir, il devait bien l'admettre, surtout à l'issue d'une lente et vaine bataille dans une eau à deux ou trois degrés. Il rêvait d'un revolver pour se cramer la cervelle.
    De sinistres craquements parvinrent de la cheminée avant et, soudain, ses câbles de soutien se brisèrent. L'énorme cône de vingt-deux mètres de haut et huit mètres de diamètre s'abattit et disloqua l'aileron de manœuvre dans un fracas assourdissant, entraînant dans sa chute le grand mât et sa hune. Le refuge, où s'étaient abrités une douzaine de passagers dont le colonel Astor et le capitaine Smith, ne ressemblait plus qu'à un porridge de tôles, de bois et d'acier. Tom avisa des membres ensanglantés perdus dans le fatras de débris.
    Un nouveau craquement se fit entendre mais différent des précédents, nettement plus guttural. Il émanait des cales et se propageait sur toute la superstructure du bateau comme les ondes d'un séisme s'éloignant de l'épicentre.
    Un diplôme d'ingénieur n'était pas nécessaire pour embrasser l'effroyable situation : le Titanic était en train de se briser en deux par le milieux, à l'endroit le plus fragile de la coque. Ce putain de paquebot était trop long ! La force dévastatrice et le poids incommensurable de l'eau avaient raison de la technologie prétentieuse et orgueilleuse des hommes. L'eau avait consciencieusement mâché le Titanic.
    La cassure se produisit entre la troisième et la quatrième cheminée. La proue coula silencieusement et commença son voyage final vers les abîmes avec des centaines de cadavres prisonniers dans son estomac.
    La poupe se dressa dans la nuit, à la verticale, ressemblant à un mégalithe celte au milieu d'une plaine d'Irlande. Des grappes de passagers furent précipités dans les flots. Tom, quant à lui, était plaqué par la gravité contre la cheminée.
    Après deux ou trois minutes immobile comme s'il était pris dans du béton, l'arrière plongea. Tom eut l'impression d'être dans un ascenseur.
    Il ne quitta pas le Titanic, ce fut le Titanic qui le quitta. Il perdit contact avec le bateau mais la succion de l'eau l'aspira à la suite de l'épave. L'eau glaça son sang, s'immisça dans ses habits et un goût salée inonda sa bouche. Une certitude explosa alors en lui : il était inexorablement entraîné dans les profondeurs.
    Il suffoqua, tenta de regagner la surface. L'effort fut inutile, la force à laquelle il était soumis l'attirait comme un aimant. Il se rappela un de ses cauchemars d'enfant, celui où le lac de son village était l'antre d'un monstre hideux qui attrapait les petits imprudents s'y baignant et les entraînait dans sa tanière aquatique pour les dévorer. Aujourd'hui, c'était son tour.
    Un objet contondant heurta sa tête le blessant au cuir chevelu. Un morceau d'acier ? Un des vitraux du Grand Salon ? Au bord de l'évanouissement, il s'abandonna au courant.
    Tout à coup, on le tira en direction de la surface et la première goulée d'air qu'il inspira valut tous les parfums de femmes.
    Les hurlements et les appels au secours le frappèrent alors de stupeur et l'ampleur de la catastrophe revêtit une dimension encore plus tragique. Jusqu'ici, il n'avait entendu que quelques cris épars. Les craquements divers, les bris hétéroclites, le fracas métallique et même la dernière représentation de l'orchestre avaient occulté les expressions humaines. A présent, alors que les deux parties du Titanic descendaient vers leur linceul abyssal, la terreur et la souffrance retrouvaient le monopole auditif.
    Tom respira, toussota, respira. Des centaines de voix l'entouraient, implorant une aide humaine improbable et un secours divin encore plus hypothétique. Elles s'élevaient en une mélopée plaintive et morbide. La voûte céleste constellée d'étoiles mais sans lune plongeait la mer dans les ténèbres, et il ne voyait pas à plus de cinq mètres si bien qu'il distinguait à peine des silhouettes fugaces. Les unes se débattaient dans des plocs futiles, les autres surnageaient inertes, les gilets de sauvetage les maintenant à la surface. Les vivants s'évertueraient à geindre tout au plus encore une heure pour les plus résistant au froid et à la fatigue.
    — Vraiment une très belle nuit. Et pas encore terminée.
    Monsieur, égal à lui-même, le smoking impeccable, le peau et les yeux blanchâtres, regardait Tom bienveillant, presque comme un père devant les premiers pas de son fils. Les bras croisés, le Maître de l'Ombre flottait, tel un spectre à environ un mètre au-dessus des flots.
    Tom s'empourpra de rage et, avant qu'un mot n'eut franchit ses lèvres, il but une gorgée d'eau.
    — Calme-toi. Respire, je viens à peine de te ramener à l'air libre.
    — Dégage sale con, laisse-moi crever en paix.
    Sur ce, il se détourna et, en quelques brassées, il s'éloigna. Ses mains ne transmettaient plus aucune sensation. On aurait pu lui arracher les ongles sans la moindre réaction de sa part. Le froid était déjà à l'œuvre.
    Monsieur semblait l'avoir définitivement abandonné, espérait-il, lorsqu'une voix entrecoupée de sanglots attisa sa curiosité.
    — Aiutatemi vi prego !
    Une femme, une Italienne, d'après la plainte, luttait pour retarder l'inéluctable. La Camarde attendrait avec patience que cette émigrée s'épuisât, que ses jambes refusassent de continuer à battre, que sa détermination jetât l'éponge. Un met parmi tant d'autres pour la Mort. Le festin tournerait à l'orgie.
    Un cri strident vrilla les tympans de Tom et l'atroce surenchère dans l'horreur franchit une étape.
    Un bébé !
    La pauvresse protégeait son enfant dans une couverture sale et mouillée. C'était un miracle si le nourrisson était encore en vie. Mais pouvait-on parler de miracle ?
    Alors que Tom, transi, claquaient des dents, l'épiderme violacée du bébé annonçait l'hypothermie et à brève échéance la mort. Sa mère combattait l'instant fatidique mais ses forces diminuaient au fur et à mesure que l'épuisement sucait le fluide vital qui coulait dans ses veines.
    — Salvate il mio bebè !
    L'impuissance de Tom n'égalait que sa fureur. Pourquoi les canots de sauvetage, la plupart partis vides, ne revenaient-ils pas embarquer le plus de survivants possible ? Mais il ignorait que quasiment tous les passagers sauvés avaient refusé de revenir sur le lieu du naufrage. Les officiers, harassés, n'avaient pas éprouvé le besoin d'imposer leur autorité. "Qu'ils meurent", se dirent-ils, "Nous, nous sommes sains et saufs."
    Le salut de la mère courage se présenta sous la forme d'une porte de cabine de première classe, de style hollandais, vernie et finement ciselée. L'Italienne comprit l'aubaine inespérée et elle s'y dirigea d'une nage mal assurée et alourdie par le ballot enveloppant sa progéniture.
    Elle n'atteignit jamais la porte car l'esprit maléfique de Monsieur imagina dans cette scène pathétique une occasion d'étaler son sadisme. Il apparut, toujours planant et, d'une légère poussette du pied, il écarta la bouée de sauvetage au moment où la femme allongeait un bras maigre et décharnée, ce qui eut pour effet de lui faire boire la tasse.
    — Laisse-la, gueula Tom. C'est moi que tu veux. Viens me chercher et laisse-la.
    Le démon n'écouta pas, absorbé par le jeu qu'il exécutait uniquement pour le plaisir. Il jubilait. Il vomit un ricanement que nul humain n'aurait pu imiter.
    L'Italienne reprit son souffle, mais avant qu'elle pût se cramponner à la porte, Monsieur l'éloigna de nouveau. L'intolérable manège dura encore une minute jusqu'à ce qu'à bout de force, la mère et son enfant se noyassent.
    — Noonnnn...., gémit Tom, des larmes sincères embrumant sa vision.
    Il avait froid. Son enveloppe corporelle n'était plus qu'une pellicule de glace autour d'une âme torturée, écorchée et contaminée par la folie.
    — Je crois qu'on peut se payer une bonne tranche de rigolade, dit Monsieur. Il y a encore beaucoup de misérables humains dont l'instinct de survie les persuade de prolonger leur calvaire.
    Tom sentit sa raison divaguer. Oui, il allait clore les paupières, délivrer son esprit et le laisser vagabonder vers des limbes meilleurs. Il allait s'évader. Il n'était pas comme tous ceux qui s'évertuaient à geindre dans l'obscurité de l'Atlantique Nord car lui seul savait que le monstre du lac les guettait tous.
    Oui, le monstre du lac.
    Il se tapissait sous cette masse opaque, à l'affût. Il observait les centaines de bras et de mains cingler l'eau, les innombrables paires de jambes battre en vain. C'était comme un immense pommier. Dès que quelqu'un abandonnait la lutte, il coulait tel un fruit mûr tombait, et la bête se contentait d'ouvrir sa gueule béante aux dents acérées pour le happer. Oui, des pommes. Voilà ce qu'étaient Tom et ses acolytes dans le malheur.
    Pourtant Tom possédait un avantage sur tout le monde. Il connaissait le monstre depuis qu'il venait visiter les cauchemars de son enfance. A chaque fois, il avait échappé à ses griffes. Il savait ce qu'il avait à faire. La rive n'était pas si loin.
    Alors il se plia à l'ordre qu'intimait sa démence.
    Il nagea aussi vite qu'il put usant du peu de forces qu'il lui restait.
    Mais le monstre du lac fut le plus fort.

 
 

Postface

 
    Les événements décrits sont rigoureusement historiques jusque dans les moindres détails. Je ne me suis permis aucune facétie avec la vérité hormis bien sûr Thomas Dennehy et Monsieur, quoique pour ce dernier, on ne peut être sûr de rien. Le révérend Carter me pardonnerait sans doute les paroles que je lui aie prêtées. A lui et à tous les autres, que Dieu garde leurs âmes et les éclaire dans les ténèbres abyssales par 4 000 mètres de fond.

    Ceux qui voudraient connaître davantage l'histoire du Titanic peuvent se reporter aux ouvrages de :

Robert Ballard, La Découverte du Titanic, Paris, 1987.

Michaël David, The Titanic, the Full Story of a Tragedy, Londres, 1986.

John Eaton, Titanic, Triumph and Tragedy et Titanic, Destination Desaster, Londres, 1987.

Walter Lord, A Night to remember, Londres, 1956.

Geoffrey Marcus, The Maiden Voyage, Londres, 1969.

Philippe Masson, Titanic, le dossier du naufrage, Paris, 1987.

C. Padfield, The Titanic and the Californian, Londres, 1965.

Stephens Patrick, Olympic and Titanic, Cambridge, 1983.

 
    Dans le domaine des témoignages, on peut retenir :

The Story of the Titanic, as told by its survivors, par Lawrence Beesley, Archibald Gracie, Commander Lightoller, Harold Bride, New-York, 1960.

John B. Thayer, The Sinking of the S. S. Titanic, Philadelphie, 1940.

 
    Le Titanic a aussi été le sujet ou l'inspirateur de nombreux romans où le meilleur côtoie souvent le pire. Notons seulement :

Edouard Peisson, Parti de Liverpool, Paris, 1932.

Clive Cussler, Raise the Titanic, Londres, 1976.

Hans Magnus Enzensberger, Le Naufrage du Titanic, Paris, 1981.

Erik Fosnes Hansen, Cantique pour la fin du voyage, Paris, 1996.

 
    Le cinéma s'est très vite emparé de la tragédie avec une réussite, il faut bien le dire, mitigée. Ces films sont pour la plupart de piètre facture car ils privilégient la fiction :

Titanic de Herbert Selpin et de Werner Klinger (1943).

Titanic de Jean Neguelesco (1953).

A Night to Remenber, Atlantic Latitude 41° de Roy Baker (1958).

S.O.S. Titanic (1979).

La Guerre des abîmes (1981).

Titanic de James Cameron (1997).

 
    Restent les nombreux documentaires pour la télévision dont :

Titanic, du rêve au cauchemar.

Titanic, épave et haute technologie.

Titanic, la fin d'un rêve de Melissa Jo Peltier (1994).

Titanic, anatomie d’un naufrage de Sylvain Pascaud (1997).